Pacte asile et migration, entretien avec Damien Carême

PAR Vincent Souty
SAF Rouen

Adopté concomitamment à la loi Darmanin, le pacte asile et migration est un ensemble de textes qui viennent refondre le système d’asile et de migration de l’Union européenne. Damien Carême, ancien maire de Grande-Synthe et eurodéputé a participé aux négociations qui ont vu l’adoption contestable de cet ensemble de textes.

Pouvez-vous nous informer des principales modifications induites par l’adoption du Pacte asile et migration ?
Le pacte sur la migration et l’asile contient huit textes : trois textes proposés en 2016, sur lesquels un accord provisoire avait été conclu fin 2022. Cinq règlements proposés en 2020, sur lesquels un accord a été trouvé le 20 décembre 2023.
Un seul texte est positif : le nouveau cadre pour la réinstallation des exilés. Tous les autres ont un contenu extrêmement préoccupant.
Contrairement à ce que veulent nous faire croire la Commission, les gouvernements et les groupes politiques du Parlement européen ayant permis l’adoption de ce pacte, les dysfonctionnements des politiques actuelles ne seront pas résolus, mais exacerbés. Aucune véritable solidarité en matière d’asile n’est instaurée.
C’est une opération de communication dans la perspective des élections européennes, dans l’idée d’endiguer l’extrême droite, qui jubile voyant ses idées abjectes reprises dans cette réforme !
Voici quelques-unes de mes principales préoccupations.

La refonte du Règlement Eurodac est très problématique. La collecte de données s’effectuera désormais dès l’âge de six ans, avec la possibilité de recueillir les empreintes sous la contrainte, même pour les enfants et les personnes vulnérables ! Je suis très inquiet, car ces données sensibles seront largement consultables, partagées et interconnectées.

Le Règlement filtrage codifie l’approche « hotspots », mise en place sur les îles grecques et en Italie. Il s’agit d’une nouvelle procédure préalable à l’entrée, applicable à toutes les personnes exilées, partout aux frontières extérieures de l’UE, mais également après une interpellation sur le territoire d’un État membre sous certaines conditions. C’est le régime de la zone d’attente qui sera appliqué, régime hautement attentatoire aux droits et libertés des exilés, sans possibilité de recours.

Le Règlement sur les procédures d’asile (APR) remplacera l’actuelle directive Procédures. Le placement en procédure d’asile à la frontière, donc en rétention, devient la règle et concernera un très grand nombre d’exilés, y compris des enfants, pour des durées pouvant atteindre plusieurs mois. Ce règlement fait peser sur les États de première entrée une responsabilité accrue : un système voué à l’échec avant même d’être appliqué.
On porte également atteinte au principe de l’individualité de l’asile, en effectuant un tri selon les nationalités, ce qui est contraire à la Convention de Genève ! Le placement en procédure d’asile à la frontière sera obligatoire pour les nationalités protégées à 20% et moins en moyenne dans l’UE. En situation de crise, force majeure ou instrumentalisation, ce taux sera relevé à 50 voire 100 % !
L’accès à l’avocat ne sera pas garanti, car les textes ne parlent plus que de droit d’accès à un « conseil juridique ». Le droit au recours effectif et notamment l’effet suspensif des recours ne sera pas automatiquement garanti pour tous et toutes, ni pour tous les recours.

Le Règlement sur la gestion de l’asile et des migrations (AMMR), censé remplacer l’actuel Dublin III, dont j’ai été le négociateur pour le groupe des Verts/ALE.
On maintient la règle de la responsabilité « du pays de première entrée », alors que tout le monde sait que c’est l’une des principales causes de dysfonctionnement du système actuel. La réforme de Dublin est un échec : quelques petites améliorations dans la prise en compte des liens familiaux, mais les frères et sœurs ne sont toujours pas inclus dans la définition des membres de la famille.
La nouveauté de ce règlement est l’introduction d’un mécanisme de solidarité entre États membres si une situation de « pression migratoire » est déclarée, mais la solidarité est vidée de son sens : les États pourront ainsi soit accueillir une partie des demandeurs d’asile en les relocalisant sur leur territoire, soit payer l’État qui invoque la pression.
Les recommandations de la Commission quant aux besoins et aux types de contributions de solidarité nécessaires d’une année sur l’autre ne seront pas rendues publiques : impossible, donc de savoir si un pays a bien accueilli le nombre de personnes correspondant à sa « part de responsabilité ».

Le Règlement « sur les situations de crise et force majeure », initialement conçu pour remplacer la directive sur la protection temporaire, n’apporte rien en termes de protection et de solidarité.
Si ce nouveau Règlement crise ne remplacera finalement pas la directive protection temporaire, il en prend le contre-pied parfait, instaurant un système d’asile à deux vitesses et tout simplement raciste.
Ce Règlement prévoit un large éventail de dérogations largement activables par les États membres : c’est la fin du régime d’asile européen commun ! Avec ce Règlement, dès qu’un pays se déclarera en situation de « crise », de « force majeure », ou faisant face à une « situation d’instrumentalisation des exilés », il pourra à peu près faire ce qu’il voudra.

Que penser de la procédure qui a été suivie ? En quoi est-elle critiquable au regard, par exemple, de la démocratie parlementaire européenne ?
Les négociations s’annonçaient houleuses dès le début. En septembre 2022, le Parlement européen et la Présidence tchèque du Conseil de l’UE ont officialisé une « Feuille de route » sur le pacte asile et migration, la couleur était annoncée : coûte que coûte, nous devions arriver à un accord avant 2024.
Cela ne nous a laissé que peu de temps pour réagir et négocier en bonne et due forme face aux positions du Conseil, tardivement rendues publiques : le Conseil n’a arrêté sa position sur le Règlement Crise qu’en octobre 2023, soit moins de 2 mois avant l’accord final.
Surtout, la façon dont se sont déroulés les trilogues en décembre dernier a été scandaleuse ! La Commission a largement outrepassé son rôle dans ces négociations. Elle a maintes fois pris des positions d’ordre politique lors des trilogues et ses propositions de textes allaient ouvertement à l’encontre du droit européen et des décisions de la Cour de justice de l’UE ! Le Parlement a très rapidement abandonné son rôle de colégislateur, les trois principaux groupes politiques (PPE, S&D et Renew) ayant lâchement cédé à toutes les demandes du Conseil, sous la pression grandissante de la Commission et de certains États membres, en premier lieu la France.
Les négociations se sont faites en toute opacité, en l’absence des négociateurs et négociatrices de certains groupes politiques, dont le mien. Et cela jusqu’à « l’accord » politique du 20 décembre au matin : une simple feuille A4 listant quelques points nous a été distribuée, omettant de nombreux aspects importants des textes que l’on négociait. La façon dont se sont déroulées ces négociations n’est autre qu’abjecte.
Au mois de janvier, la rédaction des textes s’est poursuivie, toujours en toute opacité.
C’est bien évidemment très critiquable vis-à-vis de la démocratie européenne. Rien n’a été respecté : ni les rôles et règles institutionnels, ni les équilibres et représentations politiques, ni le droit européen, bien moins encore le sort des personnes exilées. C’est un scandale, que je ne cesserai de dénoncer.

Quel a été le rôle, s’il y en a eu un, des autorités françaises, dans l’adoption du pacte ?
La France a lourdement pesé dans les négociations autour du pacte. Une enquête d’Investigate Europe montre à quel point les autorités françaises ont fait pression pour obtenir la possibilité d’enfermer les mineurs aux frontières de l’Europe. Et cela, alors qu’au niveau national, Gérald Darmanin se targuait d’avoir fait adopter une loi Immigration interdisant l’enfermement des enfants.
La France n’a pas non plus aidé sur le texte que je négociais, la réforme du système Dublin, avec toujours le même argument : le fameux risque d’« appel d’air ». Si la réforme de Dublin est un échec, la France est en grande partie responsable.

Quelle serait, pour vous, la politique européenne à suivre en matière de migration ? Quelles dispositions auraient dû être prise à la place de ce que contient le pacte ? Quelles seraient vos propositions ?
Ce pacte est une très mauvaise réforme, qui ne règle aucun des dysfonctionnements actuels et qui risque d’entraîner de multiples violations des droits des personnes exilées.
Tout au long des négociations, j’ai défendu le respect du droit international et européen. Or, tous les textes rognent sur les acquis européens en matière d’asile. On a même intégré en connaissance de cause des éléments ouvertement contraires au droit et à la jurisprudence des cours européennes !
L’accueil digne et inconditionnel sur le territoire de l’UE devrait être notre boussole. Avec une répartition équitable des demandeurs d’asile entre États membres et la fin de la règle du premier pays d’entrée. L’ensemble des liens significatifs existants entre les exilés et les États membres, en premier lieu les liens familiaux doivent être pris en compte.
Les standards et droits procéduraux, tels que le droit au recours effectif et l’effet suspensif automatique des recours auraient dû être préservés. Le droit à une assistance juridique gratuite à tous les stades des procédures aurait dû être garanti.
Il faut également assurer des voies légales et sûres d’accès au territoire de l’UE.
Il faut instaurer un mécanisme de solidarité obligatoire entre États membres, avec comme principales mesures les relocalisations des demandeurs et demandeuses d’asile au sein de l’UE. La solidarité ne peut être qu’humaine, ce n’est pas un chèque pour financer des murs et des barbelés, ou encore des garde-côtes en Libye ou en Tunisie.
Enfin, je continue de défendre la mise en place d’un système de recherche et de sauvetage coordonné et financé par l’UE, dans le respect des droits humains et du droit maritime international. Il faut sauver les vies en mer, peu importe d’où les personnes viennent : c’est un devoir moral !

Et maintenant ?
Le pacte organise la détention massive des exilés et fait des procédures attentatoires aux droits et libertés la norme. Il sera extrêmement important de s’assurer de la présence d’avocats tout au long des procédures, en particulier le filtrage et les procédures d’asile et de retour à la frontière. Nous avons réussi à faire en sorte que les dispositions de la directive Accueil (pour les personnes demandant l’asile) et celles de la directive Retour (pour les autres) s’appliquent. Cela sera utile pour le contentieux.
Il va falloir aussi surveiller les pratiques aux frontières, dénoncer les refoulements illégaux et les atteintes à la Convention de Genève.
Un travail peut déjà commencer maintenant que les textes sont disponibles. Nous pouvons identifier les recours possibles, les stratégies en termes de contentieux, surveiller les plans de mises en œuvre de la France.

Merci de votre éclairage.

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