Le Congrès de Lille de 2023 a été l’occasion de créer une commission féministe, dont l’émergence s’était imposée comme une nécessité au sein de notre syndicat. Elle est co-présidée par Claude Vincent du SAF Nantes et Charlotte Bonnaire du SAF Marseille.
La comission féministe du SAF est chargée de veiller aux problématiques internes à la profession (sexisme, maternité…), mais également de travailler sur des sujets d’actualité juridiques et politiques en lien avec le respect des droits des femmes et des minorités de genre.
Depuis sa création, l’activité de la commission est dense, au regard de l’actualité brûlante ; la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est le premier sujet sur lequel la commission s’est exprimée.
Les développements qui suivent ont vocation à expliquer le sens de la position dégagée par la commission féministe sur ce sujet.
Dans un contexte international de régression de la possibilité de recours à l’interruption volontaire de grossesse, mais également d’une opinion française largement majoritaire en sa faveur (80%), un projet de loi constitutionnelle modifiant l’article 34 (relatif aux compétences du législateur) a été adopté par le Congrès et promulgué le 8 mars 2024 en ces termes : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. »
Ce texte a déçu une grande partie de la communauté juridique des acteur·ices de terrain1. La commission féministe du SAF partage cette déception car au-delà de son impact politique certain et de son potentiel symbolique, le texte n’est juridiquement pas satisfaisant.
En premier lieu, qualifier de « liberté » un droit fondamental tel que celui d’accès à l’avortement consiste manifestement en un recul conceptuel.
À l’inverse du Conseil d’État qui a estimé que droits et libertés avaient le même sens dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel2, nous pensons au contraire que le terme de « droit » met en évidence son caractère subjectif, renvoie à la notion de droit de créance et ouvre à des débats sur l’effectivité de l’accès de ce droit à l’avortement (baisse des moyens financiers et humains, recours accrus des professionnel.le.s à leur clause de conscience, etc.).
Il n’est d’ailleurs pas anodin que les opposant.e.s à la constitutionnalisation de l’IVG se soient justement mobilisé.e.s pour voir qualifier ce droit de simple liberté.
En deuxième lieu, préciser que « la femme » est la bénéficiaire de cette liberté est à notre avis dramatique. Ainsi, le texte écarte toute possibilité visant à ne pas cantonner à une seule catégorie de personnes l’accès à la liberté d’avorter et l’ouvrir au contraire à toute personne qui aurait besoin d’y recourir.
Le SAF regrette ce choix qui dévoile d’une part une volonté politique d’écarter les personnes transgenres et d’autre part la conception uniforme des femmes.
En troisième lieu, cette liberté figure désormais au nombre des domaines qui ne peuvent être régis que par la loi.
Nous formulons donc ici la crainte d’une réduction drastique de l’accès à l’IVG par la loi, pour répondre à des impératifs financiers, moraux et sexistes, ignorant toute considération de santé publique et attentant à la protection du droit fondamental au respect de sa vie privée et familiale.
Quelle est donc l’étendue réelle de la « garantie » constitutionnelle, si la liberté d’avorter peut toujours être conditionnée et restreinte par la loi ? À cet égard, le Conseil constitutionnel rappelle régulièrement qu’il ne dispose pas « d’un pouvoir général d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement ». L’objectif de protection au plus haut niveau du droit à l’IVG contre des sources inférieures qui le menaceraient n’est donc pas rempli.
En quatrième lieu, la place choisie pour ce texte, à l’article 34 de la Constitution, incidemment glissée entre la liberté syndicale et les lois de finances publiques est tout autant symbolique.
Les différentes propositions de loi constitutionnelle avaient envisagé d’autres emplacements : le Préambule, qui renvoie aux historiques Déclarations des droits individuels, sociaux et environnementaux ; l’article 1er, qui proclame le caractère indivisible, laïc, démocratique et social de la République ainsi que l’égalité devant la loi de tous les citoyens (sic) et l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux, fonctions électives, responsabilités professionnelles et sociales ; la création d’un article 66-2 après l’article 66-1, relatif à l’abolition de la peine de mort, au sein du titre VIII de la Constitution consacré à l’autorité judiciaire. Cette réforme constitutionnelle devait permettre d’exprimer l’attachement du peuple français au droit à l’IVG tout en garantissant effectivement ce droit : une insertion au sein de l’article 1er aurait permis de mieux assurer cet objectif.
En cinquième lieu, la motivation politique de ce texte interroge, puisque le garde des Sceaux a exposé à de nombreuses reprises que la proposition de loi constitutionnelle était une réaction à la dramatique décision de la Cour suprême des États-Unis (Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization), emportant disparition d’une protection fédérale du droit à l’avortement aux États-Unis. Il est déplorable d’un point de vue symbolique qu’une modification de la Constitution soit implicitement motivée par le désir de se prémunir contre un supposé gouvernement des juges, alors que ce fantasme a déjà été largement exploité dans le débat public et que la menace principale est bien la loi.
Pour toutes ces raisons, la commission féministe avait formulé une contre rédaction et proposé d’intégrer à l’article 1er de la Constitution un troisième alinéa rédigé comme suit : « L’accès et l’effectivité du droit à l’interruption volontaire de grossesse sont garantis. ».
La commission féministe du SAF réitère son attachement au droit fondamental à l’avortement au bénéfice de toutes les personnes ayant besoin d’y recourir et considère que sa constitutionnalisation constitue une avancée politique majeure pour la cause féministe.
Mais elle restera vigilante sur l’application qui en sera faite, le texte adopté risquant de ne pas constituer en l’état une protection constitutionnelle suffisante du droit de recours à l’avortement, en tout cas pas à la hauteur des enjeux.
Notes et références
1. v. not. l’avis du 23 septembre 2023 de la CNCDH et le communiqué de presse du Planning familial
2. https://www.conseil-etat.fr/avis-consultatifs/derniers-avis-rendus/au-gouvernement/avis-sur-un-projet-de-loi-constitutionnelle-relatif-a-la-liberte-de-recourir-a-l-interruption-volontaire-de-grossesse