L’ordre public contre l’intérêt public

PAR Lionel Crusoé
ET Marion Ogier
SAF Paris

Ou, lorsque l’État institutionnalise la répression des associations écologistes

Les conditions d’attribution des subventions aux associations reposaient depuis une dizaine d’années, sur une jurisprudence du Conseil d’État simple à comprendre qui pouvait se résumer, à grands traits, de la manière suivante : d’une part, une allocation à une association doit reposer de manière suffisamment étroite sur les intérêts publics poursuivis par l’administration, et, d’autre part, elle ne doit pas être attribuée pour un motif exclusivement politique.

Par une approche paradoxale dont l’actuel Gouvernement a seul le secret, un contrat d’engagement républicain limitant « au nom du respect des libertés » l’activité des associations agréées ou subventionnées par des deniers publics, a été créé à partir de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 et du décret n° 2021-1947 du 31 décembre 2021. Depuis lors, toute association sollicitant un agrément ou une subvention publique doit faire, en quelque sorte, acte d’allégeance et déclarer son attachement à certaines valeurs jugées comme étant celles de la République.

De la lutte contre le séparatisme islamiste…
Présenté comme un instrument de lutte contre le « séparatisme islamiste », ce contrat s’est finalement transformé en un outil de répression d’associations exprimant leur opposition à la politique gouvernementale et, en tout premier lieu, des organisations écologistes.

…à la chasse aux associations écologistes.
Dès la première année de son entrée en vigueur, ce contrat a institué un nouveau climat de suspicion à l’égard des associations. De la Vienne à la Corrèze en passant par le département du Nord, plusieurs associations écologistes ont fait l’objet de pressions en raison de leur « radicalité » ou de leur coopération avec des mouvements de la désobéissance civile.
C’est en particulier le cas de l’association Alternatiba Poitiers qui a organisé en septembre 2022 un village des Alternatives à l’occasion duquel ont été proposés des ateliers dont certains étaient dédiés à la désobéissance civile. Le préfet de la Vienne a aussitôt informé les collectivités qui avaient subventionné l’événement que cette initiative était, selon lui, contraire au premier engagement mentionné dans le contrat d’engagement républicain qui impose aux associations de « n’entreprendre ni inciter à aucune action manifestement contraire à la loi, violente ou susceptible d’entraîner des troubles graves à l’ordre public ».
Les collectivités ayant refusé de revenir sur la subvention accordée, le Préfet a saisi le tribunal administratif de Poitiers afin qu’il annule ces refus et ordonne le retrait de la subvention accordée à l’association Alternatiba Poitiers.

Le juge administratif saisi par le Préfet de la Vienne
Ce contentieux dans lequel le SAF est partie intervenante soulève des questions déterminantes.
L’objectif du préfet semble d’obtenir qu’il soit jugé par le tribunal – ce qui serait une première – que, par sa nature, tout événement lié à la promotion (ou même seulement à l’évocation) des pratiques de désobéissance civile ne pourraient être appuyées par une collectivité publique. « La loi n’est pas à la carte », a insisté le représentant de l’État, pour réclamer la suppression de la subvention.

Le débat doit-il s’insérer dans le cadre rigide et binaire que propose le préfet ?
Il est d’abord toujours dangereux qu’un représentant de l’État cherche à sanctionner une association, pour les seules raisons que celle-ci proposerait un discours critique sur la politique du Gouvernement et qu’elle appellerait à une réflexion sur les modes d’actions pour infléchir une politique publique.
La liberté d’expression collective des associations doit pouvoir être exercée de la manière la plus large ; à ce titre, dans une société démocratique, l’octroi d’une subvention à une association ne doit pas avoir pour contrepartie un devoir de déférence du bénéficiaire, qui le conduirait à ne formuler aucune critique ou à s’abstenir de toute action destinée à contester certains aspects de l’ordre existant.
C’est ce qui a conduit le Conseil d’État à retenir qu’une collectivité peut légalement accorder une subvention à une association, en dépit de ce que celle-ci a pris position et mène des actions de terrain en faveur de la reconnaissance d’une pratique pénalement réprimée, en l’état du droit positif.
On sait aussi que la Cour européenne des droits de l’homme considère que les actions de désobéissance de portée symbolique qui se traduisent par la dégradation de statues ou de biens sont susceptibles de constituer une forme d’expression collective protégée par l’article 10 de la Convention.
En outre, dans une société en recherche de contre-pouvoirs, le thème de la désobéissance civile est aujourd’hui largement discuté, y compris sur des antennes publiques. Le tribunal administratif créerait un précédent assez inquiétant s’il retenait, comme l’y invite le préfet, que la diffusion de toute expression de bienveillance à l’égard de la désobéissance civile serait à proscrire.
Le droit positif retient, en outre, plusieurs hypothèses dans lesquelles la désobéissance est une ligne de conduite justifiable.
On pense ici à l’état de nécessité, à l’hypothèse des agents publics désobéissant à des ordres manifestement illégaux ou à celle des lanceurs d’alerte qui, contre l’intérêt d’une personne (y compris d’une administration), divulguent des informations sur des comportements contraire à l’intérêt général.

La désobéissance civile est par ailleurs regardée par de nombreux auteurs – tels que Hannah Arendt ou John Rawls – comme l’un des critères de la démocratie en tant qu’elle permet de la raviver lorsque les moyens classiques d’expression politiques sont épuisés face à un pouvoir devenu sourd à la contestation.

Dans ces conditions, qu’a-t-on à redire à des militants écologistes qui mènent des actions de désobéissance spectaculaires mais par principe non-violentes, lorsque, dans le même temps et en dépit des nombreuses condamnations du juge administratif, l’État ne respecte pas les engagements qu’il s’est lui-même assignés en matière de lutte contre le réchauffement climatique ?
Le représentant de l’État entend inviter le tribunal administratif à juger qu’une collectivité publique ne peut pas financer ce type d’initiatives. Son approche est même plus radicale puisqu’il souhaite que le juge retienne qu’une administration ne peut pas subventionner d’événements au cours desquels des militants favorables à ce mode d’action pourraient faire part de leur point de vue et débattre avec le public.
Pour leur part, les associations en présence invitent à écarter toute application du contrat d’engagement républicain, et à juger que le retrait des subventions constitue en tout état de cause une ingérence disproportionnée dans l’exercice des libertés d’expression et d’association.
Reste à savoir si le juge administratif admettra que le contrat d’engagement républicain, qui constitue un instrument décidément dangereux, puisse, au nom d’intérêts peu compatibles avec l’urgence climatique, servir à bâillonner les associations écologistes.

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