Amende forfaitaire délictuelle : une justice au rabais et inégalitaire

PAR Simone Gaboriau – Invité

À Gérard Boulanger ami de toujours qui manque tant.

 

L’amende forfaitaire délictuelle (AFD) a été créée par la loi « J21 » du 18 novembre 2016 pour traiter un contentieux de masse, les délits routiers. Bien que consacrée à deux délits matériels et simples à caractériser, ses vices conceptuels d’atteinte au droit à un procès équitable ne pouvaient que marquer une inversion redoutable de la logique pénale en matière délictuelle : on passait de la présomption d’innocence à la présomption de culpabilité.
Depuis, 11 délits sont éligibles à cette peine automatique et tous ne sont pas des délits matériels et/ou simples à caractériser. Le droit pénal routier est ainsi devenu le droit moteur d’un modèle de justice pénale simplifiée : la répression automatisée.

L’AFD et sa nouvelle extension annoncée récemment ont suscité des réactions critiques1 en raison notamment de certains propos d’Emmanuel Macron. Quelques fragments de ses discours sécuritaires :
Discours du 14 septembre 2021 stigmatisant les gens du voyage en voulant « faire mal là où ça fait vraiment mal, c’est le porte-monnaie » en cas de délit de stationnement illicite sur un terrain2 ;
Discours du 10 janvier 2022 annonçant la généralisation des amendes forfaitaires délictuelles3 (AFD) pour les délits sanctionnés par des peines inférieures à un an de prison.
Prototype d’une pénalisation automatique, sans contact humain, sans recours effectif à un juge, sans accès à la défense, elle participe de la création d’un droit pénal « post-moderne » où la procédure pénale constitue l’instrument de régulation du système pénal.

Trois policier de dos mrchent dans la ville

Un parquet au rabais
Le parquet de Rennes devenu « Centre National de Traitement de Rennes » (CNT), a certes une compétence nationale mais n’est pas un parquet national. Il joue un rôle inédit de manageur d’une plateforme nationale de poursuites automatiques.
Le Conseil constitutionnel (décision n° 2019-778 DC) a estimé que « L’agent qui établit l’amende forfaitaire agit, en vertu des articles 12 et 39-3 du code de procédure pénale, sous la direction du procureur de la République et conformément aux instructions générales ou particulières qu’il lui délivre. » Or le parquet de Rennes ne donne aucune instruction générale concernant les délits éligibles à l’AFD si ce n’est dans son propre ressort et l’AFD permet aux forces de police et de gendarmerie de prononcer une amende sans avoir à contacter le parquet local.
Reste la possibilité d’un contrôle a posteriori. Techniquement, le parquet de Rennes peut s’y consacrer uniquement à deux moments :

  • d’initiative, au stade de la signature de l’exécutoire de l’AFD majorée, si malgré sa surcharge (actuellement 200 000 AFD par an) il trouve le temps de procéder à un contrôle de conformité : il peut tout au plus (D45-16 1°) mettre fin à la procédure de l’amende forfaitaire et transmettre le procès-verbal non conforme, pour suites à donner, au procureur de la République local ;
  • en cas de contestation (495-20) : contrôle d’abord de sa recevabilité et non du fond et en cas de recevabilité, outre la faculté de mettre lui-même fin aux poursuites, il doit transmettre le dossier au procureur du lieu de résidence de la personne concernée (D45-16) ; celui-ci, qui n’est pas forcément celui du lieu de l’infraction, peut user de tous modes légaux de poursuites à moins qu’il n’ait renoncé à celles-ci. Le faible taux de contestations des AFD (1,7% au 9 septembre 2021 pour l’usage de stupéfiants) ne laisse guère présager un fort contrôle parquetier, cela d’autant que, au contraire des affirmations gouvernementales, ce faible taux n’est pas le signe d’une bonne acceptation sociale de la sanction mais traduit la difficulté d’accès à la contestation.

Une défense quasi impossible
face à une procédure inextricable
et un juge aux pouvoirs limités

La notification de l’AFD par lettre simple
Le décret du 18 aout 2021 a décidé de remplacer la lettre recommandée de l’envoi de l’avis de l’AFD par une lettre simple. La raison ? « Le souci d’améliorer encore ce dispositif » 39 % de plis n’étant pas distribués.
Le Conseil d’État est saisi par des associations de gens du voyage – les plus touchés par une telle mesure – soutenues par la Défenseure des Droits, aux fins d’annulation de ce décret.
Désormais, les délais de contestation courant à compter de l’envoi de l’avis (495-18, 495-19) la personne concernée peut, sans l’avoir reçu, faire l’objet d’acte de poursuites sur la base de l’AFD majorée alors qu’elle n’a pas eu connaissance de l’AFD et n’a même pas eu la possibilité d’en faire le paiement à taux réduit ou au taux de base. Sans compter la non information sur les voies de contestation.
Certes, il appartient au ministère public de faire la preuve de l’envoi de l’avis mais la preuve de la non réception est impossible.
De surcroit les informations des services publics censés éclairer le public dans ses démarches sont fort mal rédigées et font régner une confusion très forte entre amende forfaitaire contraventionnelle et amende forfaitaire délictuelle. Cette AFD est un vrai maquis procédural qui, faute d’aide juridictionnelle, laisse bien seules les personnes voulant engager une contestation.
Quand bien même elles seraient assistées, il manque un élément essentiel pour l’élaboration des moyens de défense par un professionnel, le procès-verbal de constat du délit n’étant ni remis à la personne au moment du constat ni envoyé avec l’avis (D45-5) ; ainsi, ni la régularité ni le contenu ne peuvent être vérifiés. Pourtant, « Tout procès-verbal ou rapport n’a de valeur probante que s’il est régulier en la forme, si son auteur a agi dans l’exercice de ses fonctions et a rapporté sur une matière de sa compétence ce qu’il a vu, entendu ou constaté personnellement. » (429) et il ne vaut qu’à titre de simple renseignements (430). Comment apporter des éléments contraires et se défendre dans de telles conditions ?
Quel révélateur de l’inversion de paradigme ! C’est à la personne déjà condamnée et qui le restera si elle n’agit pas, de prouver son innocence. Comment ne pas s’interroger sur la compatibilité entre la procédure de l’AFD et le droit, reconnu par la jurisprudence de la CEDH, de ne pas contribuer à sa propre incrimination ?

La consignation
Elle est, sauf cas d’usurpation d’identité, obligatoire. Cette obligation porte atteinte à l’essence même du droit d’accès à un tribunal. Certes la CEDH, dans l’arrêt d’irrecevabilité du 30 juin 2009 (Schneider c. France) a admis le principe d’une consignation. Toutefois, cette appréciation relative à une contravention routière n’apparaît pas transposable au cas du recours contre une AFD, pénalité délictuelle inscrite au bulletin n°1 du casier judiciaire. Au demeurant, cet arrêt n’a pas écarté le principe même d’une possible prise en compte de l’insuffisance des ressources pour consigner mais a estimé que n’était pas faite, en l’espèce, la démonstration de celle-ci au regard du montant de la consignation. Spécialement, les voyageurs susceptibles d’être visés par des AFD pour installation illicite sur le terrain d’autrui, se trouvent, pour la plupart, dans une situation de vulnérabilité reconnue à plusieurs reprises par la CEDH. Leurs ressources seront couramment insuffisantes pour consigner la somme requise, dissuadant ainsi tout recours devant un tribunal indépendant et impartial.

Un juge au rabais
Quand enfin la personne rencontre un juge, son pouvoir est limité :

  • Soit il contrôle la décision d’irrecevabilité de la contestation prononcée par le parquet du CNT et uniquement cela.
  • Soit il juge le fond, mais sans jouir de la plénitude de ses pouvoirs juridictionnels ; en cas de condamnation, il doit prononcer une amende soumise à un plancher légal supérieur à l’amende contestée, ne pouvant être écarté – comme l’amende elle-même – qu’exceptionnellement, par décision spécialement motivée au regard de la situation économique de la personne, et non pour des raisons liées aux circonstances de l’infraction (495-21). L’individualisation de la peine en prend un coup !

La question de la constitutionnalité des décrets
Selon l’article 34 de la Constitution, seule la loi peut fixer les règles déterminant les crimes et les délits et la procédure pénale.
Bien des règles procédurales applicables aux AFD sont prévues par le pouvoir réglementaire par décret simple et non par la loi. Il en est ainsi de la notification par lettre simple, des dispositifs de transfert du CNT aux autres parquets et de l’ensemble de l’architecture numérique de la procédure prévue par l’article D45-3 alors que la seule disposition législative (495-22) afférente à une procédure numérique est celle-ci : « Pour l’application de la présente section, le lieu du traitement automatisé des informations nominatives concernant les infractions constatées par un procès-verbal établi sous format numérique est considéré comme le lieu de constatation de l’infraction. »

La nouvelle punitivité des populations les plus vulnérables
Sur qui cet hiver des principes fondamentaux tombe-t-il ? Longtemps l’amende a été pensée comme une peine pour bourgeois, ou petit bourgeois4 mais les gouvernants ont voulu toucher au portefeuille, « là où ça fait vraiment mal », des plus humbles d’entre nous alors que la précarité ne cesse de croître. Deux exemples :

  • L’application de la procédure de l’amende forfaitaire délictuelle aux gens du voyage porte atteinte au mode de vie mobile de ces personnes confrontées quotidiennement à un déficit structurel d’offre d’accueil et d’habitat dédiés, imputable aux pouvoirs publics qui ne respectent pas leurs obligations légales. Pourtant les institutions européennes et la CEDH exhortent la France à prendre en compte les besoins de cette population vulnérable.
  • Son application récente à l’usage de stupéfiants (100 000 verbalisations en un an) ne doit pas faire perdre de vue les leçons du passé : la répression n’a produit aucun effet sur le niveau de consommation et par ailleurs, ce sont toujours certaines catégories d’usagers qui sont verbalisées, en particulier les personnes racisées ou issues des « quartiers », les classes favorisées se faisant livrer leurs produits, à l’abri des contrôles de police.

Sous couvert de « simplification » des procédures pénales, autrement dit de réduction des garanties, se produit une érosion supplémentaire du sens à la justice et un sentiment d’injustice pour les personnes ainsi réprimées.

Notes et références

1. Tous les textes cités sont du Code de Procédure Pénale
L’amende forfaitaire délictuelle (AFD) appliquée à l’installation illicite sur un terrain – Ligue des droits de l’Homme (ldh-france.org)
L’extension du domaine de l’amende forfaitaire délictuelle, une bascule irresponsable et des plus dangereuses – Le SAF
Notre Contribution extérieure sur la loi responsabilité pénale et sécurité intérieure – Le SAF
2. Clôture du Beauvau de la sécurité par le Président Emmanuel Macron.
Élysée (elysee.fr)
3. Le Projet de loi orientation et programmation du Ministre de l’Intérieur entend généraliser l’AFD à tous les délits punis de moins d’un an.
4. Bruno Aubusson de Carvalay, 1985.

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