À la gauche du droit

PAR Simone Brunet

Couverture de livre À la gauche du droitMobilisations politiques du droit et de la justice en France (1968-1981)

Par Liora Israël

Claude Michel, l’un des fondateurs du SAF en 1974 et son Président en 77/78, a publié deux tomes d’histoire du syndicat de 1972 à 2008 (en ligne sur le site du SAF). Liora Israël elle, historienne et sociologue, directrice d’étude à l’EHESS, qui contribue à notre réflexion, a réalisé un travail scientifique d’investigation colossal sur l’émergence d’une jeunesse très politisée s’engageant à partir de mai 68 dans les professions de magistrats, avocats, chercheurs-universitaires, inspecteurs du travail et responsables associatifs en s’emparant du droit comme outil de lutte sociale.
Elle va enquêter sur cette pratique dans les mouvements de gauche par thèmes et groupes organisés : défendre autrement, construire des droits nouveaux mais aussi organiser des modes d’exercice novateurs à l’occasion de la mutation en marche, suppression des avoués de première instance, création des tribunaux de la grande couronne, création des SCP.
Rédiger une brève sur cet ouvrage est une gageure vu la quantité d’archives dépouillées, la somme considérable de livres et revues consultés, les nombreux entretiens individuels et les multiples expériences analysées. Treize années foisonnantes pour les boomers inventifs et combatifs, souvent enfants de résistants ou de victimes de la Shoah, dans cette période charnière de la gauche française entre mai 68 et l’élection de Mitterand, parfois appelée « L’entre deux mai ». Treize années toujours vivaces : si le MAJ1 (1968) a disparu, le SM (1968), le GISTI (1969) et le SAF (1974) sont toujours là.
En 1968 il y avait 6 625 avocats (70 000 en 2020). La seule appellation syndicat était en soi une rupture, un renvoi aux travailleurs du droit, au collectif, à l’interdisciplinarité et à l’appropriation de l’outil droit par et pour les plus défavorisés.

Des noms pour faire écho.
Dans ce mouvement pluriel on trouve la naissance du syndicalisme judiciaire Louis Joinet, Pierre Lyon-Caen pour le SM, Francis Jacob, Paul Bouaziz pour le SAF composé d’adhérents du PC, du PS et des Radicaux de gauche et divers mouvements de gauche. L’émergence de la fonction sociale de la prison avec Michel Foucault et le CAP2, la mobilisation en soutien des travailleurs immigrés appelés par le patronat autour du GISTI créé par quatre énarques, animé ensuite par Danièle Lochak. Le combat contre la pénalisation des comportements politiques et la défense de réfugiés politiques avec Henri Leclerc, Jean-Jacques de Felice. Le mouvement pour l’abolition de la peine de mort, le droit des femmes avancé par Odile Dhavernas. L’émergence du droit du soldat (majorité à dix-huit ans en 1974 et service militaire supprimé en 1997), du locataire, à la santé, des salariés avec la CFDT et la CGT et de l’autogestion avec LIP. L’organisation de l’opposition juridique et judiciaire aux abus de l’état avec le Larzac et la suppression de la Cour de Sûreté de l’État. Enfin la dépénalisation de l’homosexualité.

Les procès sont des tribunes.
La lutte pour la légalisation de l’avortement se saisit du procès de Bobigny. La modification de la loi inique en matière de viol se construit au procès d’Aix. L’efficience de la contraception mais aussi les actions du MLAC3. Le scandale du talc Morhange tuant 36 nourrissons et affectant 168 autres pour créer la responsabilité des personnes morales, avec Henri Leclerc pour les parties civiles.
Il se crée des Boutiques de droit pour un accès au droit pour tous, des cabinets atypiques (Ornano, Avenue d’Italie et Maurepas 78) et une revue emblématique Actes. Les fils rouges ? Christian Revon dominicain avocat, Henri Leclerc et Georges Pinet (incarcéré en 67 pour avoir renvoyé son livret militaire constituant la désobéissance civile), Hélène Masse et Bertrand Domenach, Tiennot Grumbach devenu avocat pour défendre son camarade Pierre Goldman.
L’irruption des sociologues à nos côtés comme Lucien Karpik, Irène Thery, Évelyne Serverin et Pierre Lascoumes.
Une réflexion très intense fut développée sur les formes d’exercice notamment économiques de la profession d’avocats et donc aussi sur une indispensable réforme de l’assistance judiciaire non rémunérée depuis 1851 et qui verra le jour en 1972. Sur le statut et le traitement des avocats collaborateurs. Sur les fonctions de bâtonniers, tels Paul Bouchet, Hugo Ianucci. Sur les termes contestés du serment notamment à l’occasion de l’affaire de Yann Choucq suspendu pour délit d’audience ce qui permettra grâce à une mobilisation sans précédent de la profession, une modification fondamentale dudit serment. Sur le sens de la Conférence du stage : Antoine Comte par une lettre très argumentée refusa en 1973 de participer à un concours qu’il trouvait idéologiquement contestable.
Les magistrats du SM firent connaitre la nature de leur activité professionnelle jusque-là opaque et inconnue du public : Hubert Dujardin ouvrit son cabinet d’instruction au Nouvel Observateur en 1974 et malgré le soutien massif du MAJ fut sanctionné par le CSM.
Patrice de Charrette, juge d’instruction à Béthunes en 1975, dut placer en détention préventive un employeur dans le cadre d’un second accident mortel du travail dans l’entreprise pour faire cesser la destruction des preuves. Jean Lecanuet Garde des sceaux l’accusa au journal de 20 heures d’avoir exercé une justice de classe et la chambre d’accusation libéra en cinq jours l’employeur en siégeant un… samedi. Match créa le concept de juge rouge. Le nombre d’accidents du travail fut divisé par deux l’année suivante.
Des universitaires tels que Antoine Jeammeau et Antoine Lyon-Caen conceptualisèrent les rapports du travail dans revues et ouvrages de référence.
Lors de l’élection de François Mitterand, de nombreux magistrats furent appelés à collaborer activement dans les ministères. Aucun avocat du MAJ ou du SAF, très méfiants à l’égard du pouvoir, n’a intégré le moindre ministère.
Les origines du SAF se trouvent là, mises en perspectives.
À lire absolument.

Notes et références

1. MAJ Mouvement d’action judiciaire -pluridisciplinaire
2. CAP Comité d’Action des prisonniers
4. MLAC Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception

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