Tribunaux pour enfants : état des lieux

PAR Kim Reuflet
Présidente du syndicat de la magistrature – Invité

À la croisée du délabrement avancé du service public de la justice et de l’indigence de la politique publique de protection de l’enfance, dont la gouvernance erratique le dispute à l’insuffisance de moyens, la justice des mineurs ne parvient plus à remplir ses missions. Le sentiment de perte de sens du travail est massif chez les professionnels des tribunaux pour enfants.

Justice des mineurs, justice de protection devenue impuissante
S’agissant de la justice des mineurs, le rapport du comité des États généraux de la justice dresse un constat accablant1 : elle ne parvient pas à protéger les mineurs en danger au sein de leurs familles. Ils sont pourtant nombreux puisqu’au 31 décembre 2021, 252 215 enfants faisaient l’objet d’une mesure de protection décidée par un juge des enfants, dont environ 50 % étaient confiés à un tiers.
Les cabinets des juges des enfants sont saturés pour une raison simple : alors que le nombre d’enfants faisant l’objet d’une mesure de protection augmente chaque année (hausse de 12,1 % entre 2009 et 2018), notamment pour d’élémentaires raisons démographiques, les emplois de juges des enfants affectés à l’activité civile n’ont augmenté que de 5 % entre 2012 et 20222 et ceux des fonctionnaires de greffes n’ont pas suivi.
Le nombre de dossiers par cabinet de juge des enfants a donc significativement augmenté. Dans de nombreux tribunaux pour enfants³, le juge et le greffier suivent plus de 500 familles soit 850 enfants. Rappelons que la norme pour le fonctionnement efficient d’un cabinet de juge des enfants avait été fixée autour de 350 familles en 20124 dans un contexte où le temps consacré à l’activité pénale était nettement moindre.
Les conséquences de cette situation ont en commun de porter des atteintes graves aux droits des justiciables : les juges des enfants doivent faire des choix et s’abstenir de convoquer certaines familles, le temps d’audience est minuté et ne leur permet pas toujours d’entendre les enfants. Des droits de visite et d’hébergement suspendus, des mesures judiciaires d’investigation éducative ordonnées, des mesures éducatives de milieu ouvert renouvelées ou levées sont autant de décisions régulièrement prises par les juges sans audience préalable. De nombreux juges des enfants tiennent leurs audiences d’assistance éducative en l’absence du greffier, ce qui est tout aussi illégal5 et nuit à l’écoute due au justiciable.
Ainsi, chaque jour dans les tribunaux pour enfants s’exerce une justice qui ne respecte pas l’un des droits les plus essentiels des parties : être entendues par un juge avant que soit prise une décision potentiellement attentatoire à leur vie privée et familiale. Devons-nous continuer ?

Protection de l’enfance, une politique publique en mal de moyens et de gouvernance…
À côté de la situation des tribunaux pour enfants qui résulte d’un abandon du service public de la justice comparable à celui de l’hôpital public ou de l’école, l’état de la protection de l’enfance est tout aussi alarmant.
Le 15 novembre 2022, la Défenseure des droits, alertée par des juges des enfants, s’est saisie d’office de la situation de l’ASE du Nord et de la Somme : « manque de places en foyer et d’assistants familiaux, placements non exécutés, mesures d’assistance éducative en milieu ouvert prises en charge dans des délais pouvant excéder 6 mois et ruptures dans les parcours des enfants… telles sont les situations extrêmement préoccupantes qui questionnent le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant » a-t-elle souligné dans un communiqué de presse6.

…Voire maltraitante
De nombreux travailleurs sociaux décrivent aussi une maltraitance institutionnelle. Des enfants confiés à des lieux d’accueil différents en quelques semaines, des bébés passant des journées entières en attente d’un lieu d’accueil dans les bras des éducateurs7 ou présentant un syndrome d’hospitalisme à force d’attendre à l’hôpital une place à la pouponnière8 sont des situations bien réelles. Souvent présentées par les départements concernés comme isolées et conjoncturelles, elles sont en réalité structurelles.
Le désengagement des pouvoirs publics est patent : la suppression de places d’hébergement, l’augmentation du ratio mesures/éducateur ou la mise en œuvre de « mesures uniques » sont autant de décisions des départements, chefs de file de la protection de l’enfance, visant à réduire les coûts. Aucune compensation par l’État n’est prévue et les départements défaillants ne sont pas sanctionnés, même lorsqu’ils n’exécutent pas les décisions judiciaires, ce qui érode la confiance des citoyens en leur justice, en plus de laisser des mineurs en danger dans leur famille.
Les départements sont vent debout contre toute idée de recentralisation de la politique de protection de l’enfance mais refusent d’en assumer pleinement la charge et d’exécuter certaines décisions de justice. Combien de temps allons-nous admettre que des collectivités publiques, au service de l’intérêt général, s’affranchissent des règles de l’État de droit ?

Une évolution prévisible vers encore moins de protection
Que propose le comité Sauvé pour remédier à cet état des lieux désastreux ? Il rappelle que la déjudiciarisation est « suffisamment avancée » mais préconise de « mieux tracer une frontière claire entre intervention administrative et judiciaire » et « mieux définir les conditions justifiant l’intervention du juge », avant de conclure que le principe de subsidiarité de l’intervention du juge doit être inscrit dans le code civil9. Difficile de ne pas y voir la volonté de donner à l’autorité administrative davantage de pouvoirs.
Le comité commet ici une erreur d’analyse qui perdure depuis la réforme de la protection de l’enfance de 200710 : le législateur avait alors imaginé que l’inscription de la subsidiarité de l’intervention judiciaire dans le code de l’action sociale et des familles suffirait à ce que les mesures de protection de l’enfance deviennent principalement administratives. Mais quinze ans plus tard, les mesures de protection de l’enfance restent majoritairement judiciaires : 80 % des mesures de placements sont décidées par un juge (75 % de l’ensemble des mesures). En 2014, une étude du ministère de la Justice révélait que le placement d’un enfant fait partie des décisions pour lesquelles les citoyens estiment que le recours au juge s’impose11. Sont-ils nombreux, ces parents prêts à reconnaître qu’ils mettent leur enfant en danger et accepter de le confier à un tiers sur proposition de l’administration ? Assurément non. La marge de déjudiciarisation en la matière est donc minime et l’inscription dans le Code civil du principe de subsidiarité n’y changera rien.
En réalité, la faiblesse d’une telle proposition masque mal le désintérêt porté à cette mission du juge, voire, pire, l’idée selon laquelle la protection de l’enfance ne relèverait pas de l’office du juge qu’il conviendrait de recentrer sur son « cœur de métier ». Mais quel est-il ? À terme, se dessine une protection de l’enfance entièrement confiée au département dans laquelle, à l’instar de ce que préconise le comité Sauvé, le juge ne sera plus qu’une autorité d’arbitrage « centrée sur la défense des droits fondamentaux et des libertés individuelles des personnes en situation de grande vulnérabilité »12.
La protection de l’enfance devait être l’une des grandes causes du deuxième quinquennat du président de la République. Les évolutions à l’œuvre dans le champ de la justice des mineurs, sans aucun débat sur le projet politique qu’elles sous-tendent, sont celles d’une justice qui se consacre à la répression des mineurs en conflit avec la loi (tous les emplois de juges des enfants créés depuis 2020 ont été exclusivement dédiés à l’activité pénale des tribunaux pour enfants) et n’a plus le temps, ni les moyens, de protéger les enfants en danger.

Notes et références

1. Rendre justice aux citoyens, rapport du comité des États généraux de la justice – (avril 2022), p. 49 à 52
2. Évolution de 446 JE à 500 JE de 2012 à 2022 (p. 51)
3. Un sondage réalisé par le SM en janvier 2023 auprès d’un échantillon de juge des enfants (30 JE répartis sur 23 TPE) identifie notamment les TPE d’Angers, Bergerac, Boulogne-sur-mer, Chartres, Le Mans, Perpignan, Rennes, Rouen, Villefranche-sur-Saône
4. Rapport du groupe de travail DPJJ relatif à la charge de travail et à l’organisation des juridictions pour mineurs, mai 2012.
5. 85 % des JE sondés (sondage SM janvier 2023) ne tiennent pas d’audience à chaque fois qu’ils le devraient, 39 % n’ont pas systématiquement de greffier à l’audience et 45 % n’entendent pas systématiquement les enfants doués de discernement
6. Communique de presse de la défenseur des droits du 14 novembre 2022
7.  Reportage France3
8.Médiacités : Loire-Atlantique : à l’hôpital, des bébés placés dépérissent faute de moyens pour la protection de l’enfance 
9. p. 190
10. Loi n°2007-293 réformant la protection de l’enfance
11. Infostat Justice janvier 2014 (moins de 15% des sondés pensent qu’on peut recourir à une solution négociée pour un placement d’enfant contre 41 % pour la mise sous tutelle d’un proche ou 70 % pour un conflit entre un salarié et son employeur)
12. p. 191

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