Peux-tu présenter ton parcours et les activités d’ADELICO ? (Association de défense des libertés constitutionnelles)
Parallèlement à mes activités universitaires, et dans le prolongement de celles-ci, j’ai depuis 2010 une activité associative qui a pour finalité de promouvoir les droits et libertés et l’éthique publique, à travers des réunions, des tribunes dans la presse, des échanges d’informations et depuis quelques années des recours contentieux devant la juridiction administrative.
L’ADELICO a été créée dans cette perspective de promotion des droits fondamentaux, à l’initiative de l’historien Patrick Weil qui, craignant l’arrivée de l’hiver des libertés en France et fort de sa connaissance du monde américain, s’est inspiré de l’American Civil Liberties Union, à l’origine de nombre de contentieux stratégiques sur les libertés. L’idée est d’avoir une structure associative, souple, pour agir dans l’espace public lorsque le besoin ou la nécessité s’en fait sentir, et sans jamais prétendre se substituer, ni concurrencer les organisations existantes telles la LDH, le GISTI ou le SAF. L’adhésion à l’association est gratuite, il n’y a pas de financement public ou privé, les décisions sont prises de manière collégiale. L’ADELICO a participé, à sa mesure, au référendum d’initiative partagée (RIP) sur la nationalisation des aérodromes parisiens en 2019, puis s’est engagée dans divers contentieux devant la juridiction administrative à partir de 2020, pour faire vérifier par exemple que la séparation des pouvoirs était respectée.
Que penser de la période intense où l’Adelico, avec d’autres organisations (LDH, SAF, SM) ont déposé une série de recours contre les interdictions de manifestation, les périmètres de sécurité, les drones, le fichier à Lille ?
Intense, en effet. Il y a eu une cristallisation de ce que j’appelle les « bonnes volontés » – un groupe informel d’une vingtaine de juristes – à partir de mars 2023 qui a essayé de résister sinon bloquer toute une série de mesures ou pratiques administratives prises au plan local en réaction purement sécuritaire aux contestations relatives au passage à 64 ans de l’âge de départ à la retraite. La particularité de ces procédés administratifs a été d’être rendus publics de telle manière qu’un recours contentieux pouvait difficilement être exercé en temps utiles – par exemple, un arrêté qui interdit les rassemblements a pu être seulement affiché en préfecture, ou diffusé sur internet après l’heure affichée de son entrée en vigueur. Il fallait donc être particulièrement réactif, et encore cela n’a pas toujours été suffisant. On a constaté des exceptions encore pires, à l’exemple du fichage des manifestants à Lille que le Parquet a tenté de dissimuler. Ces procédés administratifs sont détestables. Ils ne devraient pas avoir cours dans une démocratie digne de ce nom. Ils ont pour objectif de contourner le juge administratif, pourtant assez sensible aux intérêts que l’administration prétend défendre. Ils marquent une étape du glissement de notre pays vers ce que l’on appelle l’illibéralisme.
Comment as-tu vécu ce moment, cette émulation collective et que penses-tu des résultats obtenus ?
Sur un plan personnel, le groupe informel et désintéressé qui s’est créé en défense de valeurs communes, avec des collègues universitaires, d’anciens étudiants et des avocat.e.s, m’a beaucoup renforcé dans mes convictions et la nécessité de poursuivre comme d’encourager les engagements citoyens. Pendant près de deux mois à partir de la mi-mars 2023, on a beaucoup travaillé, beaucoup donné de nos temps respectifs pour les besoins de la cause, mais cela a été incroyablement facile, fluide, et tout simplement beau à réaliser au quotidien.
Sur le plan fonctionnel, il me semble que les contentieux formés en urgence ont nécessairement eu un effet global, au-delà des cas d’espèces constitués de quelques victoires (l’ordonnance du TA de Paris enjoignant au préfet de police de publier ses arrêtés anti-rassemblements en temps compatibles avec le droit à un recours effectif ou l’ordonnance du TA de Lille ordonnant au Parquet de Lille de détruire un fichage illégal) et de défaites parfois terriblement contre-productives par rapport à l’objectif recherché (l’ordonnance du Conseil d’État validant l’interdiction générale de manifester sur la Croisette à Cannes). Cet effet global consiste à montrer deux choses. D’une part, il peut exister un contre-pouvoir citoyen, capable d’essayer de compenser autant que faire se peut la faiblesse sinon la complaisance des contre-pouvoirs institutionnels. D’autre part, les décisions de justice sont rendues par des hommes et des femmes plus ou moins sensibles aux intérêts politiques incarnés par l’administration défenderesse, intérêts politiques dont la nomination le 17 juillet 2023 du précédent président de la section du contentieux du Conseil d’État constitue une illustration caricaturale au regard de la séparation des pouvoirs…
Sur le plan de la stratégie, la nôtre a été et reste la seule valable, même si elle est de longue haleine : donner l’exemple et ne rien lâcher.
Plus généralement, que penses-tu de l’état des libertés fondamentales en France depuis ces dernières années ?
Depuis les attentats américains de 2001 le monde a basculé dans une nouvelle ère, où la liberté devient l’exception au nom de la sécurité publique. Ce basculement s’est accentué en France avec l’état d’urgence sécuritaire en novembre 2015, dont l’effroyable période covidienne a pris le relais en version XXL.
Dans la période récente, je ne suis pas en mesure de citer une seule législation ou ligne jurisprudentielle favorable aux libertés publiques, sauf la très anecdotique réforme de 2017 consistant à autoriser les trois juridictions suprêmes françaises à former une demande d’avis à la CEDH. En revanche, les législations et jurisprudences autoritaires ne cessent de s’empiler, en un mille-feuilles infâme de contraintes, interdictions et pénalisations diverses.
Je ne suis pas inquiet pour moi, mais pour le monde que nous sommes en train de construire ou plutôt de détruire, qui laisse peu de place à l’espoir sur tous les plans d’ailleurs, pas seulement celui des libertés publiques. J’ai toujours à l’esprit cette phrase du Préambule de la Déclaration de 1789 qui dit que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements » ; il me semble que malheurs publics et corruption des gouvernements se sont accrus depuis 2002, en dépit de quelques bouffées d’oxygène par-ci, par-là.
Alors que les libertés semblent malmenées, comment envisages-tu le rôle des juristes au sens large ? Trouves-tu que la doctrine devrait davantage s’engager ? Si oui, selon quels modes d’action ?
Il me semble qu’il appartient à chacun.e de s’engager ou pas en conformité avec ses convictions, ses centres d’intérêts, sa conscience, ses disponibilités personnelles. Il n’y a pas de règle en la matière ; il n’y a pas non plus d’obligations morales ou philosophiques. C’est un choix subjectif, et il ne me viendrait pas à l’esprit de donner à quiconque des leçons ou même simplement des conseils en la matière – encore une fois, je préfère la méthode de l’exemplarité.
Pour ce qui me concerne cependant, je considère que ma fonction d’universitaire spécialisé en droit public véhicule, par mes connaissances, ma disponibilité et surtout la liberté académique dont je bénéficie, ma participation la plus active possible à la défense des valeurs de la République, dans le respect du devoir de réserve opposable à tout agent public. Plus ces valeurs me paraîtront malmenées et même en danger, comme c’est le cas aujourd’hui, plus j’essaierai de m’engager.
Que penses-tu du SAF ?
Le SAF est d’utilité publique, d’autant plus que le barreau a à faire face à des contraintes matérielles, financières, organisationnelles, particulièrement difficiles. Donc l’engagement bénévole du et dans le SAF est plus que méritoire : c’est un sacerdoce laïc !
Propos recueillis par Vincent Souty, SAF Rouen