Les clauses d’interdiction d’attester

PAR Karine Thiebault
SAF Lyon

Grâce au mantra rappelé sans relâche par notre regretté Tiennot Grumbach, qui l’avait lui-même emprunté à Loysel, aucun adhérent de notre organisation syndicale ne peut ignorer que « C’est le fait qui fait le droit ».

Encore faut-il, pour que le droit soit correctement appliqué, que ceux qui ont été témoins des faits puissent en attester et livrer au juge « une relation des faits auxquels (ils ont) assisté ou (qu’ils ont) personnellement constatés » selon la formule de l’article 202 du code de procédure civile.
En ce sens, l’établissement d’une attestation qui contribuera à la manifestation de la vérité et partant, participera à ce qu’il est convenu d’appeler « l’œuvre de justice », est non seulement un droit mais plus encore, un devoir citoyen.
C’est d’ailleurs ainsi qu’a raisonné la cour de cassation en rappelant, dans un arrêt du 29 octobre 2013 (n°12-22447) et aux visas des articles 6 et 10 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qu’en raison de l’atteinte qu’il porte à la liberté de témoigner, à laquelle elle confère rang de « liberté fondamentale », ajoutant qu’elle est consubstantielle de la « garantie d’une bonne justice », le licenciement prononcé en raison du contenu d’une attestation délivrée par un salarié au bénéfice d’un autre est atteint de nullité.

La consécration de la liberté fondamentale de témoigner
…et le rappel de son utilité sociale capitale ont été plus récemment réitérés dans une espèce en tous points similaire, qui a donné lieu au même constat de nullité du licenciement contesté (Cass soc 18 mai 2022, n°20-14783).
Ces considérations devraient naturellement conduire les avocats, qu’ils interviennent en défense ou en conseil, à s’abstenir de rédiger et de faire régulariser des actes comprenant une clause aux termes de laquelle une partie s’interdit d’établir un témoignage dans tout litige qui opposerait son cocontractant à des tiers.
Et si cette posture n’était pas spontanément observée, il sera rappelé qu’une telle pratique interroge sur sa licéité au regard des dispositions de l’article 434-15 du code pénal qui prohibe, au titre des « entraves à l’exercice de la justice », le délit de subornation de témoins en ce compris les promesses, offres, pressions ou menaces destinées « à s’abstenir de faire ou de délivrer une déposition, une déclaration ou une attestation ».
Les avocats n’ont pas davantage le droit que n’importe quel autre citoyen d’employer ce type de procédé, même pour défendre les intérêts de leurs clients.
Les clauses d’interdiction d’attester sont pourtant de plus en plus répandues et sont devenues un quasi réflexe chez les travaillistes (sans doute fleurissent-elles dans bien d’autres matières), lorsqu’un accord est trouvé entre un salarié et son employeur et qu’il est formalisé par une transaction.
Qu’en contrepartie d’une indemnité qu’il estime équitable, un salarié s’engage à ne pas contester les conditions d’exécution et de rupture de son contrat de travail, c’est l’essence même de la transaction. Que ledit employeur exige en outre que ce salarié s’abstienne de témoigner, voire s’engage à retirer une éventuelle attestation qu’il aurait déjà rédigée ou déclare solennellement qu’il n’en n’a pas consentie, dans toute procédure qui opposerait son employeur, le cas échéant les sociétés du groupe auquel appartient ce dernier (et pourquoi pas leurs dirigeants) à des tiers au contrat, nous apparait tout à la fois choquant au plan des principes et contraire à la loi.

Le CNB doit se saisir de la question
Il nous apparait donc urgent que le Conseil national des barreaux, qui a notamment vocation à harmoniser nos pratiques et à prendre des décisions à caractère normatif, dans le respect des dispositions législatives et réglementaires, auxquelles devront se conformer tous les avocats français, dise si la pratique de ces clauses est compatible ou non avec nos règles professionnelles et déontologiques. Rappelons à toutes fins utiles que celles-ci interdisent à tout avocat de participer à la rédaction d’une convention illicite (article 7.2 du Règlement intérieur national).
Il nous semble que cette question, dont les avocats de salariés connaissent l’importance pratique puisqu’ils s’épuisent à tenter, pour chaque transaction rédigée avec un avocat employeur, par des arguments plus ou moins comminatoires, de faire disparaitre ces clauses qu’on nous impose, entre pleinement dans le champ de compétence du CNB.
Et il serait navrant pour l’image des avocats d’attendre qu’un confrère soit condamné pour complicité du délit de subornation de témoin, pour enfin constater que ces clauses sont contraires à la loi.

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