En France, les discriminations systémiques, les racismes institutionnels, existant dans certaines entreprises, administrations ou services publics et le racisme d’État n’existent pas. Grâce aux glorieuses traditions héritées des Lumières, de la Révolution et de la Déclaration des droits de l’homme, l’Hexagone ignore les maux qui sévissent aux États-Unis, notamment. Responsables politiques de droite et de gauche, prétendus philosophes, historiens-mythographes, essayistes pressés et nombre de journalistes convertis au roman national-républicain, le répètent à l’envi. Cette doxa est renforcée par l’opinion selon laquelle les catégories précitées, et celles de racisation et de racisé¹, ont été forgées par des activistes afro-étatsuniens et qu’elles sont, à cause de cela, sans pertinence en France. Ici, ne subsiste qu’un racisme marginal et lié à des comportements individuels qui sont, dans les cas les plus graves, sanctionnés par la justice.
De telles mythologies perdurent parce que de nombreux dirigeant·es et clercs divers traitent en chiens crevés ouvrages, enquêtes sociologiques et rapports du Défenseur des droits² et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Aussi est-il indispensable de rétablir quelques faits. 1976. Dans un cours au Collège de France, Michel Foucault forge le concept de racisme d’État pour analyser l’avènement de la biopolitique et ses conséquences pour les pouvoirs publics et les populations, notamment. À la fin du xixe, alors que prospère en France un racisme « scientifique », l’État assume désormais, selon ce philosophe, de nouvelles fonctions : préserver « l’intégrité (…) de la race » contre « les races » diverses qui, dans les colonies et en métropole, menacent la sécurité sanitaire des membres du corps social. Au nom de l’hygiène publique et de la défense des caractéristiques physiques, intellectuelles et morales des Français·es, se structure alors un racisme d’État qui se fait technologie de pouvoir et fragmente le « continuum biologique de l’espèce humaine ». Diverses mesures discriminatoires sont ainsi adoptées à l’encontre des « indigènes » de l’empire et des populations nomades de l’Hexagone. Michel Foucault précise que ce racisme d’État, présent dans des pays européens dotés d’institutions libérales, doit être distingué d’un État raciste qui s’organise officiellement sur une conception hiérarchisée du genre humain objectivée par des dispositions imposées à diverses minorités privées de droits et libertés fondamentaux et souvent persécutées. À preuve, écrit-il, l’Allemagne nazie et la radicalisation criminelle du régime qui, dans des circonstances exceptionnelles, a débouché sur la destruction des juif·ves d’Europe³. Ajoutons, cet autre exemple, l’Afrique du Sud à l’époque de l’Apartheid.
Entre 1995 et 1997, Pierre Bourdieu consacre des articles aux orientations publiques et aux pratiques policières mises en œuvre contre les Africain·es, les Maghrébin·es et les Français·es des minorités visibles. Rompant avec les réprobations convenues des gauches partisanes et les commentaires hâtifs de nombreux médias qui n’y voient que « problème migratoire » et/ou « sécuritaire », le sociologue analyse la politique des autorités. Celles-là même qui, le 23 août 1996, après avoir durci les conditions d’entrée et de séjour des immigré·es des Sud, font appel aux forces de l’ordre pour expulser les « sans-papiers » rassemblé·es en l’église Saint-Bernard à Paris afin d’obtenir leur régularisation. Cette opération est le point d’orgue d’orientations depuis longtemps placées au sommet de l’agenda politique et institutionnel pour contrecarrer l’audience croissante du Front national. L’ensemble, conclut Pierre Bourdieu, est l’expression d’une « xénophobie d’État⁴ » puisque celles et ceux qui ont été arrêté·es l’ont été en tant qu’étranger·es jugé·es particulièrement dangereux·es.
1997. Alors que les études sur ce sujet sont peu nombreuses, Pierre Bourdieu analyse la multiplication des contrôles au faciès réalisés par les policiers, de nombreux fonctionnaires et même des personnels des universités. Ces « humiliations » sont les conséquences des lois « Pasqua-Debré », de la « suspicion » faite politique publique et des pratiques des agents de la « bureaucratie française », affirme le sociologue. La somme de ces éléments, ajoute-t-il, est constitutive d’un « racisme d’État⁵ ». L’utilité de ce concept se confirme puisqu’il permet, à partir des cas observés, d’identifier les causes de ces discriminations et de comprendre leur généralisation.
En novembre 2005, lors des révoltes des quartiers populaires, où vivent de nombreux habitant·es racisé·es, A. Mbembe analyse les processus qui, ayant conduit à leur altérisation et à leur ghettoïsation, ont aussi contribué à légitimer le recours à des dispositions d’exception héritées de la période coloniale ; celles inscrites dans la loi sur l’état d’urgence du 3 avril 1955. Mobilisant l’histoire des possessions d’Afrique, du Maghreb et des immigrations, cette démarche met au jour l’ancienneté de la présence dans l’Hexagone de populations dites « exotiques », et l’importance de ce passé impérial⁶. Nullement passé, il continue d’affecter l’existence des personnes qui, pour des raisons ethniques et/ou religieuses, et bien que françaises pour nombre d’entre elles, sont sans cesse renvoyées à leurs origines étrangères et, pour les jeunes hommes en particulier, soumises à d’incessants contrôles au faciès légitimés par des politiques publiques depuis longtemps mises en œuvre. Stigmatisées, ces populations le sont aussi au motif qu’elles sont réputées faire peser des menaces existentielles sur la République. La liberticide loi Darmanin (28 août 2021) relative à la lutte contre le « séparatisme » en atteste.
Racisme d’État, toujours, auquel s’ajoute une islamophobie de même nature. Il faut donc poursuivre les recherches et les enquêtes pour être à même de les objectiver au mieux et de les combattre.
Notes et références
1. Catégories forgées par C. Guillaumin en 1972 dans cet ouvrage majeur : L’Idéologie raciste publié de nouveau chez Gallimard en 2002.
2. Cf., ce rapport du Défenseur des Droits, Discriminations et origines : l’urgence d’agir, 2000. On y lit entre autres ceci : Les « études et données à disposition du Défenseur » montrent « que les discriminations fondées sur l’origine restent massives en France et affectent (…) les parcours de millions d’individus » et « leurs droits les plus fondamentaux. », p. 1.
3. M. Foucault, « Cours du 17 mars 1976 » in « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard-Seuil 1997, p. 228 et suiv.
4. P. Bourdieu, Combattre la xénophobie d’État, (13 août 1996), in Interventions, 1961-2001, Marseille, Agone, 2002, p. 345.
5. P. Bourdieu, Ces « responsables » qui nous déclarent irresponsables, (1997), in Contre-feux, Paris, Liber/Raisons d’agir, 1998, p. 93.
Suite aux attentats de l’été 1995, Ph. Bataille constate aussi la multiplication de ces contrôles, y compris par des agents de la Sécurité Sociale. Le Racisme au travail, Paris, La Découverte, 1997, p. 95-96. Les origines de ces contrôles se trouvent dans les pratiques des forces de l’ordre à l’époque coloniale. Aujourd’hui, les jeunes hommes perçus comme « Noirs » ou « Arabes » sont, pour les premiers, six fois plus contrôlés que les personnes identifiées comme blanches, et huit fois pour les seconds. F. Jobard et R. Lévy, Police, justice et discriminations raciales et France : état des savoirs in CNCDH, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, Paris, La Documentation française, 2010.
6. A. Mbembe, La République et sa Bête : à propos des émeutes dans les banlieues de France, Africultures, 2005/4 (n°65), p. 2. Cf. aussi notre ouvrage : Racismes d’État, États racistes. Une brève histoire, Paris, éditions Amsterdam, 2024.