Tout s’est-il vraiment déroulé légalement ? Cette question, titre d’un ouvrage de la juriste et avocate allemande Irene Strenge¹, se pose tant s’est imposée la thèse d’une « arrivée légale », « démocratique » des nazis au pouvoir, voire d’une élection d’Hitler, qui n’a pourtant jamais été élu à aucun mandat, et moins encore à la fonction de chancelier.
Aucun gouvernement allemand nommé par le Président du Reich von Hindenburg depuis mars 1930 ne bénéficie d’une légitimité démocratique : la désignation des gouvernements Brüning I et II (mars 1930-mai 1932), puis von Papen (juin-décembre 1932), von Schleicher (décembre 1932-janvier 1933) et Hitler ne respecte pas l’article 54 de la constitution de 1919 qui dispose que « le chancelier du Reich et les ministres doivent, pour l’accomplissement de leurs fonctions, jouir de la confiance du Reichstag ». Ces « cabinets présidentiels » ont gouverné sur ordonnances présidentielles de l’article 48-2 de la constitution, qui disposait que le Président peut, « lorsque la sûreté et l’ordre public sont gravement troublés ou compromis au sein du Reich, prendre les mesures nécessaires à leur rétablissement ». L’article ne précise aucun critère pour qualifier l’état de nécessité ou spécifier les mesures à prendre – cette forme de nébulosité poétique semble être la loi du genre, et permet une grande créativité juridique en laissant une ample marge de manœuvre à l’exécutif… Il reste que, les débats de 1919 faisant foi, l’intention des constituants était de répondre à l’extraordinaire (invasion, catastrophe naturelle, pandémie…) par l’exceptionnel (état d’urgence civil ou militaire). L’interprétation abusive qui a sciemment été faite de l’article 48-2 a consisté à mobiliser l’exceptionnel pour faire passer l’ordinaire du gouvernement (fixation des minima sociaux, des pensions et prestations sociales, imposition des budgets, etc…).

Le président du Reich von Hindenburg et Adolf Hitler le 21 mars 1933
Lorsque le cabinet de coalition entre la droite libérale autoritaire (von Papen), nationale-conservatrice (Hugenberg, Seldte) et les nazis est constitué le 30 janvier 1933, il est immédiatement fait recours à l’article 25 de la Constitution (dissolution du Reichstag), mais de manière abusive, car le Président du Reich peut certes dissoudre le Reichstag, « mais une fois seulement pour le même motif » – or il s’agit ici de la troisième dissolution en sept mois, sans précision de motif. Le Reichstag étant renvoyé, le cabinet Hitler-Papen ne peut ni présenter sa déclaration de politique générale, ni obtenir la confiance du parlement. Il est donc prévu de gouverner par voie réglementaire pendant plus d’un mois, puisque les élections sont fixées au 5 mars 1933. Le Président active ainsi l’article 48-2 à plusieurs reprises, notamment pour édicter une ordonnance « pour la protection du peuple allemand », titre peu courant lorsqu’il s’agit de textes restreignant les libertés fondamentales, où il est souvent question de « rétablir l’ordre et la paix publique ». Ici, il s’agit d’encadrer et de limiter les libertés de réunion et d’expression en donnant des pouvoirs d’autorisation, d’interdiction et de censure exceptionnels aux « autorités de police » et au « ministre de l’Intérieur du Reich » – la distinction et la cumulation sont importantes car la police est une compétence des Länder et non du Reich. Les critères édictés visent explicitement la gauche allemande, très puissante à l’époque puisque c’est bien le bloc marxiste (SPD + KPD) qui est en tête depuis les élections législatives du 6 novembre 1932².
Cette ordonnance crée un régime administratif d’exception qui dote les polices des 18 Länder composant l’Allemagne de pouvoirs inédits. Or Hermann Goering a veillé à se faire nommer ministre de l’Intérieur de Prusse et se retrouve à la tête de la première force de police du Reich (90 000 hommes). Avec l’aide du haut fonctionnaire de police Rudolf Diels, nommé chef de la police politique, qu’il va ensuite, le 26 avril 1933, autonomiser sous le nom de Gestapo, Goering limoge des dizaines de préfets de police et commissaires, suspects d’être sociaux-démocrates, de centre-gauche ou tout simplement républicains³. Par une série de discours à ses hommes, le ministre assure que toute bavure sera couverte, et que c’est au contraire l’exercice d’une réserve dans l’usage de la force qui sera sanctionné. Une circulaire du 17 février 1933 ordonne aux fonctionnaires la meilleure entente avec les « forces nationales » et la plus grande rigueur envers les autres. Le 22 février, Goering recrute 50 000 « policiers auxiliaires » dans les rangs de la SA et de la SS. Le 28 février, le matin même de l’incendie du Reichstag, une autre ordonnance de l’art. 48-2 est signée par le Président, qui suspend « jusqu’à nouvel ordre » les droits et libertés fondamentales de la constitution de 1919.
L’extension des pouvoirs de la police crée un circuit pénal parallèle : la police peut arrêter et incarcérer sans contrôle du juge ni assistance d’un avocat, sous le régime de la « rétention de protection », une rétention administrative qui se trouve être le régime d’incarcération en camp de concentration – un type de structure qui se développe de manière proliférante en février 1933 (on parle de « wilde KZs », camps de concentration « sauvages »⁴), mais dont le premier lieu officiel est inauguré à Dachau, près de Munich, le 21 mars 1933, à l’initiative du nouveau chef de la police de Bavière, Heinrich Himmler, chef des SS, donc simple milicien du parti nazi et non fonctionnaire.
Le cumul des deux ordonnances présidentielles, ainsi que la subversion des polices prussienne et bavaroise par Goering et Himmler rend toute campagne électorale impossible aux forces de gauche (SPD et KPD), mais aussi aux catholiques du Zentrum. Ces ordonnances sont des Schubkastenverordnungen – des « ordonnances sorties du tiroir » car elles avaient été préparées par les juristes des cabinets Papen et Schleicher. Ce point est décisif : les hauts fonctionnaires de l’exécutif s’étaient fait à l’état d’exception permanent et ne cessaient de réfléchir à son extension et à sa pérennisation, à telle enseigne que les nazis eurent la partie facile car l’on avait accoutumé les Allemands depuis trois ans (mars 1930) au viol de la logique parlementaire des institutions, à la multiplication des ordonnances et à la restriction des libertés.⁵
Il reste que, avec moins de 44 % des voix aux élections du 5 mars, les nazis échouaient à obtenir la majorité absolue et devaient rester alliés avec la droite Papen-Hugenberg (8 %) pour arriver à 52 %. C’était bien loin des 66 % des parlementaires requis pour faire voter une « loi d’habilitation », projet d’Hitler qui souhaite une délégation législative pour quatre ans. Cette loi est votée le 23 mars 1933 grâce aux voix du Zentrum, dont les députés basculent grâce à la promesse d’un concordat du Saint-Siège avec le Reich (il sera signé le 20 juillet). Les deux textes du 28 février (suspension indéfinie des libertés fondamentales) et du 23 mars (loi d’habilitation qui permet au cabinet de gouverner sans le Reichstag) sont les deux textes normatifs fondamentaux du IIIe Reich, qui ne dispose pas de constitution, car celle de Weimar n’a jamais été abolie.
Formellement, tout semble valide, si l’on oublie que les gouvernements n’avaient aucune légitimité parlementaire depuis 1930, que les élections de mars 1933 n’ont pas respecté les normes démocratiques (liberté d’expression et de réunion, sûreté personnelle des candidats notamment) et que le vote du 23 mars a été entaché de nombreuses irrégularités (arrestation des députés communistes et de plusieurs députés socialistes, encerclement de l’opéra Kroll par SA, SS et police…). Ces deux textes ont permis à la mécanique nazie non seulement de détruire en quelques semaines l’État de droit, le pluralisme politique et syndical, la liberté de la presse mais aussi d’incarcérer, violenter voire tuer des centaines d’opposants. Symboliquement, ce premier cycle nazi s’achève – le choix de la date n’est pas fortuit – le 14 juillet 1933 par deux décrets-lois qui font du NSDAP le seul parti autorisé et qui créent les « tribunaux de santé héréditaire », formations spéciales présentes dans chaque ressort, composées d’un magistrat, d’un médecin et d’un policier, et qui condamnent, sans audience et sur dossier, à la stérilisation forcée⁶. Après la « loi » du 7 avril 1933 sur la « refondation de la fonction publique allemande » qui en excluait les opposants de gauche et les juifs, la « régénération » du « corps allemand » était en marche, une biopolitique raciste qui opérait la synthèse du juridique et du biologique selon les termes de la « bionomie » nazie.⁷
Notes et références
1. Irene Strenge, Machtübernahme 1933. Alles auf legalem Weg ?, Berlin, Duncker und Humblot, Zeitgeschichtiche Forschungen, 15, 2002, 223 p.
2. SPD et KPD sont cependant désunis depuis la violente répression des insurrections communistes de 1919. Face à la montée des nazis, le KPD a proposé en avril 1932 une alliance aux sociaux-démocrates, qui ont refusé.
3. Sur l’importance de Goering dans le procès effectif de la « prise de pouvoir » nazie après le 30 janvier 1933, cf. les biographies signées par Stefan Martens et Richard Overy ainsi qu’Andreas Molitor, Hermann Goering. Macht und Exzess, Munich, Beck, 2025.
4. Nikolaus Wachsmann, KL. Une histoire des camps de concentration nazis, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2017, 1159 p.
5. Thomas Raithel, Irene Strenge, “Die Reichstagsbrandverordnung. Grundlegung der Diktatur mit den Instrumenten des Weimarer Ausnahmezustands”, in VfZ, 48, 2000/3, pp. 413-460
6. Johann Chapoutot, La loi du sang, Paris, Gallimard, 2014.
7. Ibid.