Face aux infractions racistes, une justice structurellement défaillante

PAR Mohamed Jaite - Président de la section du SAF Paris

En moins d’un an, Djamel Bendjaballah, Aboubakar Cissé et Hichem Miraoui ont été tués pour ce qu’ils sont – ou pour ce que les préjugés racistes induisent comme jugement. Pendant que les crimes racistes et islamophobes explosent, la justice détourne les yeux.

 

Le 31 août 2024, Jérôme D., affilié à une milice armée d’extrême droite, a roulé sur le corps de Djamel Benjaballah à trois reprises¹, sous le regard de leurs enfants respectifs. Il est décédé sur le champ. Le 25 avril 2025, Olivier H. a poignardé 54 fois² Aboubakar Cissé en position de prière à la mosquée de La Grand-Combe, dans le Gard. Outre le lieu où se sont déroulés les faits, les motivations racistes et islamophobes de l’auteur ressortaient de vidéos transmises par celui-ci³. Le 31 mai 2025, Christophe B., adepte du Rassemblement national et d’une variété de groupes d’extrême droite⁴, a abattu de 5 balles Hichem Miraoui, à Puget-sur-Argens, dans le Var et a blessé par balles un ressortissant turc.
Chacun de ces actes porte la même signature : une violence raciste et islamophobe structurelle, qui s’aggrave et se consolide au fil des années.
En effet, de 2016 à 2024, les crimes et délits racistes ont augmenté en moyenne de 8 % par an, et les contraventions de 9 %. En 2024, plus de 16 000 actes racistes, xénophobes ou antireligieux ont été recensés, soit une hausse de 11 % par rapport à l’année précédente⁵.
Cette escalade ne reflète qu’une fraction de la réalité, puisqu’elle ne tient compte que des faits enregistrés par la police. Or, les enquêtes Vécu et Ressenti en matière de sécurité (VRS) montrent que plus de 1,2 millions de personnes âgées de plus de 14 ans se déclarent chaque année victimes d’actes racistes. Pourtant, 97 % d’entre elles ne portent pas plainte⁶, phénomène qui s’explique « notamment par la défiance envers les institutions, les difficultés à porter plainte et le faible nombre de condamnations⁷. »
Celles et ceux qui osent le faire, en bravant tous les obstacles, se retrouvent souvent abandonné·es par la justice, le taux de classement sans suite d’actes racistes étant particulièrement élevé8 par rapport au taux relatif à l’ensemble des infractions pénales.
L’institution judiciaire est hélas à l’image de la société : elle n’est pas imperméable au discours raciste et réactionnaire. Aucune politique pénale en matière de lutte contre les infractions racistes n’est en place, pas plus qu’il n’existe de circulaire spécifique pour guider les magistrats. Ce vide contraste avec les discours officiels qui affirment que la lutte contre le racisme serait une priorité nationale.
À cet égard, le traitement des plaintes de Djamel Benjaballah contre Jérôme D., avant que ce dernier ne passe à l’acte, illustre parfaitement ce traitement judiciaire : il avait signalé aux autorités policières et judiciaires des faits d’humiliation, de harcèlement et d’acharnement racistes, mais l’autorité judiciaire a classé ses plaintes – comme pour la majorité des victimes d’actes racistes.
Plus grave encore, aujourd’hui, malgré les plaintes déposées, le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Dunkerque refuse de retenir la circonstance aggravante de racisme dans ce dossier. De son côté, le juge d’instruction rejette les constitutions de partie civile des associations, au motif notamment que la circonstance aggravante de racisme n’est pas visée dans la saisine du procureur, alors même que l’instruction a pour objet d’établir les circonstances de la commission des faits – y compris les circonstances aggravantes, et alors même et surtout que l’on a suffisamment d’éléments pour retenir la circonstance aggravante de racisme.
Mais la défiance est toujours de mise face aux personnes racisées. Il est plus qu’établi que la race tue deux fois⁹, « physiquement en raison du coup porté et psychiquement suite aux verdicts prononcés10 ».
L’on peut légitimement imaginer l’accueil qui aurait été réservé à Hichem Miraoui s’il avait déposé plainte contre son voisin qui le menaçait et l’insultait11, voisin qui, par ailleurs, exprimait ses propos racistes librement sur ses réseaux sociaux : un classement sans suite…
On peut également imaginer l’accueil qu’aurait reçu Aboubakar Cissé, sans papiers, s’il avait eu l’audace de dénoncer des actes de racisme dont il aurait pu être victime : ses propos auraient sans doute été minimisés, contestés, voire retournés contre lui, son statut administratif servant d’argument pour décrédibiliser sa parole…
Si les individus racistes avancent sans frein et passent à l’acte toujours plus violemment, jusqu’à préparer et commettre les pires crimes, c’est pour deux raisons simples : parce qu’ils se sentent politiquement légitimés et parce que l’institution judiciaire leur garantit, souvent, une forme d’impunité.
Face à ces constats, il est indispensable de porter une réponse politique et syndicale offensive contre les infractions racistes. Elle peut s’articuler sur deux niveaux.
Au niveau national, les avocat·es et les syndicats d’avocat·es, aux côtés des organisations professionnelles et militantes, ont un rôle clé pour pousser l’exécutif, et en particulier la chancellerie, à instaurer une politique pénale pour lutter spécifiquement contre les infractions racistes. C’est le minimum. C’est aussi ce que recommande la CNCDH.
Par ailleurs, au niveau local, une action syndicale peut s’organiser au sein des juridictions, étant donné que les chefs de cour disposent d’une certaine autonomie dans leurs ressorts. Les recherches en sociologie de la répression, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni, montrent que les infractions racistes, entre autres facteurs, « sont plus susceptibles d’être poursuivies lorsque le bureau du procureur adopte une politique antiraciste active, qu’il mobilise du personnel dédié aux « relations communautaires » ou qu’il entretient des liens réguliers avec une association antiraciste.12 »

Notes et références

1. Les proches de Djamel Bendjaballah luttent pour obtenir la reconnaissance du caractère identitaire de son meurtre : « C’était pas un accident, c’est raciste. » – Lorraine de Foucher, Le Monde, 17 mai 2025
2. Assassinat à la mosquée de La Grand-Combe : ce que dit l’enquête de l’itinéraire d’Olivier A., le meurtrier d’Aboubakar Cissé. – Lorraine de Foucher, Le Monde, 4 juillet 2025
3. Ibid.
4. « J’ai sali mon âme, mais putain, les Français, réveillez-vous ! » : ce que contiennent les vidéos de revendication du suspect de l’attentat raciste dans le Var. – Soren Seelow, Le Monde, 3 juin 2025
5. Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, Les atteintes à caractère raciste, xénophobe ou antireligieux en 2024, 14 mars 2025, cf. www.interieur.gouv.fr/Interstats/Actualites/Info-Rapide-n-49-Les-atteintes-a-caractere-raciste-xenophobe-ou-antireligieux-en-2024, si certains pics peuvent être liés aux guerres au Proche-Orient, la tendance de fond reste une progression continue.
6. CNCDH, 35e rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie 2024, 27 mars 2025, cf. www.cncdh.fr/publications/rapport-2024-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie
7. Ibid.
8. 57 % d’auteurs signalés pour infractions racistes pour lesquels aucune réponse pénale n’a été apportée, contre 49,5 % pour l’ensemble des faits pénaux, cf. page 53, CNCDH, 35e rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie 2024, 27 mars 2025, cf. www.cncdh.fr/publications/rapport-2024-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie
9. Rachida BRAHIM, 2020, La Race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000), Paris, Éditions Syllepse
10. Ibid, p. 137.
11. Après l’attentat raciste de Puget-sur-Argens, les habitants pleurent Hichem Miraoui : « Ce n’est pas facile de lutter contre cette haine. » — Jérôme Lefilliâtre, Le Monde, 4 juin 2025
12. Hajjat, A., Keyhani, N. et Rodrigues, C. (2019). Infraction raciste (non) confirmée Sociologie du traitement judiciaire des infractions racistes dans trois tribunaux correctionnels. Revue française de science politique, . 69(3), 407-438. doi-org.faraway.parisnanterre.fr/10.3917/rfsp.693.0407.

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