Derrière chaque contrôle d’identité « de routine » se cache une réalité : en France, certain·es sont désigné·es comme suspect·es, dangereux·ses par nature. Ce ciblage massif, adossé à une histoire coloniale et à des préjugés persistants, prépare le terrain à un projet politique qui érige la discrimination en principe. Face au danger, il ne s’agit plus seulement de dénoncer, mais d’agir pour garantir les droits fondamentaux, préserver l’État de droit et la démocratie.
Le contrôle au faciès…
Il y a exactement 10 ans, la Lettre du SAF publiait un article intitulé Peau noire, justice blanche¹. Détournant le titre du fameux livre de Frantz Fanon Peau noire, masques blancs², l’article abordait le fonctionnement de la justice au prisme de la discrimination raciale et du racisme³. L’article traitait de la problématique des contrôles au faciès, notamment sa dimension judiciaire dont l’actualité, à l’époque, était la condamnation de l’État, au civil, pour discrimination raciale par la cour d’appel de Paris le 24 juin 2015⁴.
Depuis, la connaissance scientifique de la pratique des contrôles d’identité en France a été considérablement approfondie grâce aux études et procès, notamment concernant les contrôles au faciès. Ainsi, nous savons désormais que ce que les policier·es et les autorités appellent les contrôles de « routine » concernent quasiment toujours les mêmes, des garçons mineurs ou de jeunes adultes racisés, qu’ils sont souvent la voie d’entrée de violences pouvant conduire à la mort, de palpations et fouilles illégales, ainsi que d’injures.
Grâce au dossier des « Tigres » concernant 18 mineurs et jeunes majeurs ayant déposé plainte⁵ contre des policiers du commissariat du 12e arrondissement de Paris en décembre 2015, était révélé que des enfants faisaient l’objet de contrôles d’identité en raison de leur qualité « d’indésirables », catégorisation existant dans le logiciel de main courante informatisée des forces de l’ordre.
Bien que ce terme avait officiellement disparu après la seconde guerre mondiale, pensait-on, la qualification vit toujours. Il n’est pas inutile de rappeler qu’au fil du temps, selon le sociologue Emmanuel Blanchard, cette désignation concernait, aussi bien les nomades des années 1910-1920, les Juif·ves d’Europe de l’Est dans les années 1930 que les Algérien·nes français·es entre 1950 et 1960⁶. Il est une désignation non liée à une infraction mais aux origines des personnes.⁷
Sur le plan du droit, la Cour de cassation a confirmé le 9 novembre 2016⁸ la condamnation de l’État français pour contrôle discriminatoire en actant un aménagement de la charge de la preuve et l’apport des sciences sociales pour appréhender la discrimination que les forces de l’ordre et les autorités maintiennent dans l’opacité. En effet, aucun récépissé de contrôle d’identité n’existe en France.
Par la suite, le Conseil d’État a été amené à statuer, le 11 octobre 2023, à l’occasion d’une action de groupe en cessation de la pratique des contrôles au faciès. Avant de se déclarer incompétent, la juridiction⁹ a reconnu que les contrôles au faciès n’était pas des cas isolés comme l’État l’alléguait, mais a refusé, néanmoins, de les qualifier de systémiques10 11.
Quelques semaines plus tard, la Cour des comptes n’avait pas les mêmes « pudeurs » puisque dans un rapport publié le 6 décembre 2023, elle qualifiait, sans ambiguïté, la pratique des contrôles d’identité comme : « une pratique généralisée aux finalités à préciser » (cf notamment, en 2021 : 47 millions de contrôles identité ont été réalisés par les forces de l’ordre dont 32 millions de contrôles piétons). Articulé donc aux études ayant révélé que les contrôles de routine sont en réalité des contrôles au faciès, il est confirmé que le contrôle au faciès est une politique publique d’ampleur et une réalité scandaleuse au sein de notre république.
Dernièrement, le 26 juin 2025, la CEDH a condamné la France dans une affaire Seydi et autres12, l’un des requérants ayant fait l’objet de 3 contrôles d’identité sur 10 jours, ainsi que des violences. Pour autant, dans le prolongement des décisions nationales, l’arrêt est décevant. En effet, il maintient une exigence probatoire quasi impossible pour les victimes, surtout lorsque les contrôles se déroulent hors de la vue de témoins, et tolère les contrôles d’identité, sans motif objectif et individualisable, dans les quartiers populaires. Au terme de ce parcours judiciaire, il apparaît que si les juridictions peuvent reconnaître la discrimination, aller au-delà de la proclamation et des rappels du droit à l’égalité, imposer l’effectivité de la norme reste difficile à matérialiser. Ailleurs, des réformes ambitieuses ont prouvé que le changement est possible : dans la ville de New York, États-Unis, après la décision Floyd en 2013 le nombre de contrôles d’identité pratiqués a diminué de plus de 98 % entre 2011 (685 724 contrôles) et 2016 (12 404 contrôles)13, tout en augmentant l’efficacité policière.
Last but not least, le 11 avril 202414, les associations ayant initié l’action de groupe devant le Conseil d’État ont saisi le Comité des nations unies pour l’élimination des discriminations raciales (CERD).
Le combat continue donc, ce d’autant plus que le harcèlement discriminatoire15 subi par une partie de la jeunesse se révèle aujourd’hui protéiforme.16
…symptôme d’une préférence nationale en marche
La pratique des contrôles au faciès fait partie d’une histoire plus large convoquant l’héritage colonial et les stéréotypes racistes qu’il charrie.17 18 19 20 21 22 Elle constitue probablement une préfiguration d’une politique assumée clairement dans le futur. En effet, actuellement, l’offre politique dominante a pour colonne vertébrale et comme solution à tous les problèmes, la mise en place de la discrimination raciale. Les étranger·es, les immigré·es, les binationales et binationaux, les Français·es de « papier » sont visé·es.
Cette politique a un nom : la préférence nationale (requalifiée récemment en priorité nationale). Promesse de violences à grande échelle, elle est également d’un droit monstrueux, inversant les principes, la discrimination raciale se substituant au principe d’égalité.
Pour les personnes discriminées, un droit « séparé »23 sera appliqué. La « remigration » annoncée reléguerait, dans le « moins pire » des cas, des millions de personnes à un statut subalterne.
Comme toutes les séquences de grande régression et de violences, celles qui s’annoncent trouvent leurs origines dans nos propres renoncements24. Il est clair qu’outre les contrôles au faciès, de nombreuses pratiques, politiques discriminatoires auront « préparé le terrain », une partie de notre population étant marginalisée en raison de critères mobilisés prohibés a priori par nos principes (cf l’obsession nationale concernant le foulard, la loi sur le séparatisme, l’ampleur des discriminations dans l’ensemble des champs de la vie sociale et économiques rapporté par le DDD et la CNCDH …).
Nous devons en être d’autant plus conscients que dans notre pays, nous n’avons pas de politiques publiques de lutte contre le racisme.25
Dans ces circonstances, que faire ? Tout d’abord, probablement reconnaître qu’il nous est difficile de nommer le mal.
Probablement, enrichir notre conception de l’égalité (souvent limitée au miracle de la proclamation) par la notion de discrimination (plus opérationnelle). Probablement également, donner plus d’attention aux dimensions culturelles et structurelles du racisme, ce dernier ne pouvant se résumer au dysfonctionnement dans une relation inter-personnelle26 27.
Ensuite, se convaincre que le pire n’est pas sûr. En revanche, ce qui est sûr est que les avocat·es que nous sommes, avons une responsabilité éminente dans les mois et années à venir. En effet, ne rien faire n’est pas une option28 29.
Notes et références
1. lesaf.org/wp-content/uploads/2016/03/3-discriminations-octobre-2015.pdf
2. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Points, coll. « Points Essais », avril 2015, 256 p.
3. Pour une définition du racisme et de la discrimination raciale selon la Recommandation de politique générale n° 7 de la Commission Européenne contre le Racisme et l’intolérance (l’ECRI) : rm.coe.int/recommandation-de-politique-generale-n-7-revisee-de-l-ecri-sur-la-legi/16808b5ab0
4. Cour d’appel de Paris, Pôle 2 – Chambre 1 RG n° 13/24277
5. Police, illégitime, violence, documentaire réalisé par Marc Ball, 2018, 52 minutes, Talweg production : www.youtube.com/watch?v=2Ft6vBQW9jg
6. Emmanuel Blanchard, Les « indésirables ». Passé et présent d’une catégorie d’action publique, 2013, hal.science/hal-00826717v1, « L’immigration sans contrôle met la race racinée d’un pays à la merci des races errantes venant du dehors […] Nos frontières sont les parois du navire national : c’est là qu’il faut concentrer notre vigilance pour découvrir et cimenter aussitôt les fissures par où filtre, goutte à goutte mais sans arrêt, le poison des Indésirables », Auguste Monnier, Les indésirables, Sirey, 1907.
7. Amendes, évictions, contrôles : la gestion des « indésirables » par la police en région parisienne soutenue par le Défenseur des droits et menée par Aline Daillère (CRIS, CESDIP) et Magda Boutros (CRIS, Sciences Po), avril 2025, www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/2025-04/ddd_eclairages_amendes-evictions-controles_gestion-des-indesirables_20250327.pdf « L’immigration sans contrôle met la race racinée d’un pays à la merci des races errantes venant du dehors […] Nos frontières sont les parois du navire national : c’est là qu’il faut concentrer notre vigilance pour découvrir et cimenter aussitôt les fissures par où filtre, goutte à goutte mais sans arrêt, le poison des Indésirables », Auguste Monnier, Les indésirables, Sirey, 1907.
8. https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000034407830?init=true&page=1&query=9+novembre+2016+Cour+de+cassation+Pourvoi+n%C2%B0+15-25.873&searchField=ALL&tab_selection=all
9. maruemesdroits.org/action-de-groupe/#pourquoi
10. Conseil d’État, statuant au contentieux, n° 454836, Amnesty International France, 11 Octobre 2023
11. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’organisation des Nations Unies dans son observation générale n° 20 relative aux principes de non-discrimination, fait une description éclairante de la discrimination systémique : « cette discrimination systémique peut être comprise comme un ensemble de règles juridiques, de politiques, de pratiques ou d’attitudes culturelles prédominantes dans le secteur public ou le secteur privé qui créent des désavantages relatifs pour certains groupes et des privilèges pour d’autres groupes ».
12. CEDH, 5e section, Affaire Seydi et autres c. France, requête n° 35844/17, hudoc.echr.coe.int/eng#{%22itemid%22:[%22001-243820%22]}
13. www.opensocietyfoundations.org/voices/case-against-stop-and-frisk
14. www.hrw.org/fr/news/2024/04/11/france-des-associations-saisissent-lonu-pour-lutter-contre-les-controles-au-facies
15. TJ de Paris, 1/1/1, B et autres/AJE, 28/10/2020, n° 19/08420
16. Cf l’étude précité Amendes, évictions, contrôles : la gestion des « indésirables » par la police en région parisienne
17. Emmanuel Blanchard, La colonialité des polices françaises, in Jérémie Gauthier et Fabien Jobard, Police : questions sensibles, La vie des idées, puf, 2018
18. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire, La France coloniale, la société française au prisme de l’héritage colonial, La découverte poche essais n° 232, 2006
19. Pierre Sinngaravélou, Colonisation, notre histoire, Seuil, 2023
20. Pierre Piazza, Histoire de la carte nationale d’identité, Odile Jacob, Histoire, 2004
21. Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIX-XX E siècle), Discours publics, humiliations privées, Fayard, 2007
22. Omar Slatouti et Olivier Le Cour Grandmaison, Racismes de France, Cahiers libres, La découverte, 2020
23. Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537 (1896), décision rendue par la Cour suprême des États-Unis le 18 mai 1896 : « L’objet du [XIVe] amendement est sans aucun doute d’imposer une égalité absolue des deux races devant la loi, mais — de par la nature des choses — il ne pouvait avoir été destiné à abolir les distinctions fondées sur la couleur, ni à faire respecter une égalité sociale (par opposition à politique), ou un mélange des deux races selon des termes insatisfaisants pour l’une ou l’autre. »
24. Mediapart, À l’air libre, 12 juin 2025: « On entre dans un théâtre absurde où tout est de la faute des musulmans »
www.mediapart.fr/journal/france/120625/entre-dans-un-theatre-absurde-ou-tout-est-de-la-faute-des-musulmans?utm_source=global&utm_medium=social&utm_campaign=SharingApp&xtor=CS3-5; Rachida Brahim, La race tue deux fois, une histoire des crimes racistes en France (1970-2000), Syllepses editions, janvier 2021
25. Par opposition, cf dans d’autres pays, notamment aux États-Unis, les débats critiques en la matière autour de la « Critical Race Theory Isabelle Aubert et Magali Bessone, La Critical Race Theory est-elle exportable en France ?, Droit et société, 2021/2 n° 108, pages 279 à 285, Lextenso : droit.cairn.info/revue-droit-et-societe-2021-2-page-279; Hourya Bentouhami, Mathias Moschel, Critical race theory : une introduction aux grands textes fondateurs, Dalloz, A Droit ouvert, 2017
26. Voir, définition du racisme et de la discrimination raciale par La Recommandation de politique générale n° 7 de la Commission Européenne contre le Racisme et l’intolérance (l’ECRI) : rm.coe.int/recommandation-de-politique-generale-n-7-revisee-de-l-ecri-sur-la-legi/16808b5ab0
27. www.theatlantic.com/business/archive/2020/06/three-degrees-racism-america/613333/
28. Olivier Jouanjan, Justifier l’injustifiable, l’Ordre du discours juridique nazi, Puf, Léviathan, janvier 2017
29. Liora Israel, L’arme du droit, 2e édition, Presses de Sciences Po, 2020