Point de vue croisé : apprendre du désastre américain, l’urgence d’une résistance populaire avec et pour le droit
L’extrême-droitisation du débat public s’impose avec la violence d’un rouleau compresseur.
Le droit constitutionnel et le droit international, ces outils lentement améliorés avec le peuple pour renforcer la démocratie, sont méthodiquement démantelés sous nos yeux.
Aux États-Unis, Trump transforme le clash avec les institutions en méthode de gouvernement. Méthode contagieuse ou mise à jour d’un rapport au droit déjà bien installé ? Peu importe : le résultat est le même. La démocratie recule et le droit, au lieu d’être un bouclier porté par le peuple, devient une cible. Face à cette offensive, il s’agit de réagir ensemble.
Abandonner la comparaison mais identifier les périls
Depuis Tocqueville, les connivences de nombreux juristes français·es et américain·es font croire qu’il peut être utile de comparer la France aux États-Unis ; les deux État cultivant l’espoir de constituer un modèle de démocratie. Plus personne n’y croit.
En conséquence, la comparaison en est d’autant plus complexe car elle ne peut plus sérieusement mettre en regard les idéaux constitutionnels de l’un et l’autre pays. Pour qu’elle soit encore fertile, il faut déployer des trésors techniques et elle paraît réservée à des discussions entre intié·es.
Une approche politique de ce qui se passe aux États-Unis permet néanmoins d’identifier des périls.
Premier péril : le visage renouvelé de la tyrannie de la majorité
On imagine souvent la tyrannie majoritaire comme l’oppression d’une minorité par une majorité écrasante. En France comme aux États-Unis, le visage même de la majorité est changeant. Il est fragile et ne tient qu’à quelques suffrages. Il suffirait d’une infime avance électorale pour légitimer l’injustice, souvent contre l’intérêt même de ceux qui composent la majorité.
Comme on pouvait s’y attendre après de longues décennies néolibérales, les observateurs¹ remarquent que cette tyrannie de la majorité s’exerce paradoxalement certes par une centralisation du pouvoir mais aussi par une destruction de l’appareil de l’État.
Et l’inertie des vaincu·es du suffrage, leur résignation ou leur impuissance, détermine ainsi le contenu des droits fondamentaux qui peuvent rester protégés en théorie mais qu’aucun organe de l’État n’est en mesure de protéger effectivement. Car, dans ce silence de masse, des droits disparaissent et aucun ne les remplace utilement. Alors, la bataille n’est pas seulement électorale et encore moins juridique, elle est culturelle. La démocratie ne se défend pas avec des likes, mais avec des actes collectifs et déterminés susceptibles de faire pratiquement la preuve de l’utilité réelle des juristes pour protéger celleux qui sont ciblé·es et constituent une écrasante majorité de la population.
Deuxième péril : des saillies constantes
contre la séparation des pouvoirs
Nous avons tous·tes été marqué·es par l’intensification de la critique d’un « gouvernement des juges ». C’est un classique de la rhétorique réactionnaire. Pourtant, notre réaction est en reste. Nous peinons à répondre dans le même temps aux abus de l’autorité judiciaire et à lutter contre son étouffement programmé. Ce qui est en jeu c’est l’existence de contre-pouvoirs. Résultant souvent autant de pratiques institutionnelles que de règles, ils sont les premiers abîmés.
Parmi eux, la justice cristallise un rapport de forces intellectuelles et sociales. Et de ce fait, elle souffre depuis longtemps d’apparaître comme étant faible avec les forts et dure avec les faibles. Sa place dans nos institutions démocratiques s’en trouve fragilisée.
Dans le quotidien, le désintérêt pour le sentiment de justice et les restrictions de l’accès aux juges l’affaiblissent, laissant la possibilité aux politiques de ne plus seulement s’attaquer aux normes supérieures mais au fait même que le droit puisse être un outil d’émancipation.
Et, à première vue, défendre les juges, c’est prendre le risque de défendre les membres d’une élite pour protéger l’État de droit comme bien commun.
Mais aux États-Unis, les grands cabinets sont intimidés, les avocat·es indépendant·es précarisé·es, les lanceur·ses d’alerte traqué·es, les juges désigné·es dans des conditions inacceptables. Dernièrement, c’est la nomination d’Emil Bove comme juge fédéral à vie qui a marqué, celui-ci semblant accepter d’abandonner les poursuites pénales visant le maire de New York en échange du soutien politique accordé à Trump par ce dernier.²
Concernant les praticien·nes du droit, depuis le début de son second mandat, Trump a menacé la survie de nombreux cabinets par des actes administratifs limitant la capacité de leurs avocat·es à accéder aux bâtiments gouvernementaux, les empêchant de candidater à des emplois publics, annulant des marchés de services juridiques et interdisant l’accès aux marchés publics d’entreprises conseillées par ces cabinets. Pour éviter de mettre la clef sous la porte, au moins neuf grands cabinets³, dont la plupart ont des bureaux en France, ont décidé de conclure avec l’administration Trump des transactions ayant pour effet la suspension de ces mesures en échange d’un travail juridique gratuit au soutien des politiques de Trump et vraisemblablement en défense de ses intérêts personnels. Le volume de travail concerné par ces transactions est estimé à près d’un milliard de dollars. Quelques associé·es et collaborateur·ices ont choisi de démissionner.
Il faut donc prendre acte que, contre les praticien·nes du droit, les pressions financières peuvent être brutales et elles ne concernent pas que les avocat·es qui ont déjà fait le choix d’honorer leur serment de désintéressement.
Résister suppose donc d’assurer les conditions matérielles de notre survie collective. Sans indépendance économique pour celleux qui défendent les droits, pas de résistance possible.
Troisième péril : L’exécutif centralisé
Au lieu de répondre au besoin de démocratie par une meilleure répartition du pouvoir, l’idée s’est répandue que les citoyen·nes voulaient plus d’efficacité. On a ainsi donné mandat à un exécutif qui en a profité pour centraliser toujours plus de pouvoirs.
Or, aux États-Unis, les grandes villes, souvent progressistes, sont en première ligne. Elles sont menacées, criminalisées et asphyxiées budgétairement.
Ainsi, le département de la justice a-t-il publié une liste des états, comtés et villes qu’il poursuit ou envisage de poursuivre au motif qu’ils protègent les personnes étrangères contre des mesures illégales ou inhumaines⁴. De même, pendant l’été, il a menacé de faire la « guerre » à la ville de Chicago en y déployant la garde nationale comme il l’a fait à Washington⁵. Auparavant, l’administration Trump avait suspendu des budgets considérables et la « Belle et grande loi » du 4 juillet 2025 a mis en péril quantité de services locaux financés avec l’aide du gouvernement fédéral.
C’est donc là, dans les mairies, les associations, les quartiers, que se construit une alternative concrète. L’exemple américain prouve que nous devons continuer à y être. Investir le local, ce n’est pas se replier, c’est résister avec celleux qui subissent les politiques d’austérité et de mépris. C’est y combattre les sources de la haine – précarité, désespoir, abandon des services publics – non par la répression de délinquances qui s’en nourrissent, mais par la justice sociale et l’innovation politique portées par les premier·es concerné·es.
Dans un interview au Grand Continent, Édouard Louis oppose villes progressistes et campagnes réactionnaires. Il propose une administration différenciée des deux⁶. Son raisonnement légitime la division là où il faudrait construire des solidarités. Car la réponse à l’extrême droite n’est pas dans la fragmentation mais dans la solidarité concrète et organisée. Pour défendre l’État de droit, nous devons être attentif·ves à ne pas opposer, comme lui, les urbains aux ruraux, et à refuser de laisser l’extrême droite dicter ses catégories. La justice sociale se construit avec celleux qui en ont besoin, partout.
En somme, en croisant nos points de vue, il nous apparaît que seule une comparaison politique – et non pas juridique – avec les États-Unis est instructive. Elle nous propose une voie : comme le SAF l’a toujours fait, il faut défendre le droit ensemble dans les tribunaux aux côtés des justiciables, dans les rues avec les manifestant·es, et pour certain·es d’entre nous, au soutien de celleux qui le mènent dans les urnes pour traduire la colère en pouvoir et en légitimités renouvelées, certes ! Mais encore localement, pratiquement et en organisant les conditions économiques de notre autonomie.
Notes et références
1. Voir par exemple les conférences en France de Mark Kesselman
2. www.washingtonpost.com/investigations/2025/07/29/emil-bove-nyc-mayor-adams-whistleblower/. En France, seul Franc tireur semble s’intéresser au sujet
3. demandjustice.org/priorities/biglawcowards/
4. www.justice.gov/opa/pr/justice-department-publishes-list-sanctuary-jurisdictions
5. www.humanite.fr/monde/donald-trump/aux-etats-unis-trump-recree-le-departement-de-la-guerre-et-en-menace-chicago-de-rafles-de-migrants-en-citant-apocalypse-now
6. « J’ai toujours rêvé d’un régime politique alternatif, dans lequel les villes et les campagnes auraient des gouvernements différents. Pourquoi Paris, Athènes et Berlin n’auraient-elles pas un seul et même gouvernement, et la campagne française et la campagne grecque un autre gouvernement, si les campagnes votent à droite et les villes à gauche ? Pourquoi est-ce que les villes devraient souffrir du racisme du reste du pays ? Cela permettrait aussi de défaire les nations, les nationalismes. Bon, je sais que c’est une utopie absolue — mais j’y pense souvent. » – Le Grand Continent, « La Grèce, c’est aussi un pays de l’écriture de l’intime », Grand Tour à Athènes avec Édouard Louis, 23 juillet 2025, legrandcontinent.eu/fr/2025/07/23/grand-tour-edouard-louis/)