La fabrique d’un pouvoir d’extrême droite

PAR Johann Chapoutot - Historien – Invité

Certaines mythologies sont entretenues par des mots impropres : parce que l’on parle de « populisme », on imagine que l’extrême droite arrive au pouvoir par la volonté populaire ; parce que l’on fustige « les extrêmes », on imagine une geste épique de la volonté et de l’action. Depuis 1922, l’histoire nous montre le contraire, jusque et y compris à l’élection de Trump pour un second mandat : en 2016, il avait perdu le vote populaire, en 2024, il le gagne parce que l’électorat démocrate ne s’est pas déplacé, et parce qu’une puissante machine de propagande et de désinformation (dont le réseau X et son propriétaire sont devenus la métonymie) s’est mise à son service.
Presqu’aucune victoire de l’extrême droite ne correspond à l’image que des manuels de troisième main et les éditorialistes s’en font : Mussolini est installé au pouvoir par les libéraux italiens, Franco s’impose par la guerre civile, Pétain bénéficie de la défaite, Pinochet arrive par un coup d’État soutenu par les États-Unis, etc…
Quant à l’exemple paradigmatique, qui voit à la fois périr une démocratie au cœur de l’Europe et s’imposer l’extrême droite par excellence, il faut le relire à nouveaux frais parce que son usage (médiatique, politique, pédagogique) charrie un étonnant lot d’erreurs et de mystifications – sans doute plus par paresse et ignorance (on répète les âneries entendues à Sciences Po ou en école de journalisme) que par réelle malignité, même si elles permettent d’incriminer fort commodément la démocratie, le suffrage universel et le vote populaire.
La première contre-vérité, la plus démoralisante, est celle, géologique ou hydraulique, de la « marée brune », de la « montée inexorable », de la « poussée nazie ». On aurait donc affaire à un phénomène naturel obéissant à la physique sociale d’une concaténation bien enseignée, semble-t-il, par « la fin de la République de Weimar » : la crise financière entraîne la crise économique, qui elle-même nourrit la crise sociale, laquelle se traduit en crise politique. On en veut pour preuve la superposition des courbes généralement produites dans les manuels : progression du chômage de 1930 à 1933, progression du vote nazi, et superposition des deux phénomènes. Tout est cependant histoire de focale : si l’on retient comme unité les années, c’est imparable ; si l’on passe à l’échelle mensuelle, c’est faux : les nazis progressent de manière spectaculaire de 1928 à juillet 1932. Mais, entre avril (présidentielles) et juillet 1932 (législatives), ils font plateau, ce qui inquiète déjà fortement la hiérarchie du NSDAP. Pire, entre juillet et novembre (législatives, après dissolution), ils reculent massivement (deux millions de voix, 4 points, 30 députés en moins), résultat national confirmé par les scrutins locaux (régionaux, cantonaux, municipaux), un peu partout dans le Reich, où ils accusent des pertes spectaculaires, entre 20 et 40 points, jusqu’à un coup de grâce symbolique et révélateur en décembre 1932 : l’effondrement (- 35 points !) des nazis aux élections municipales de la ville de Weimar, cette ville moyenne de Thuringe qui est, depuis les années 1920, un bastion d’extrême droite – un symbole, évidemment, auxquels les nazis tiennent. On voit donc ici tout l’intérêt de modifier les focales : resserrer l’échelle temporelle (au mois, voire à la semaine) et dilater la perspective géographique (vers les scrutins locaux) pour prendre en compte la totalité des innombrables élections qui rythment la vie de la République.
Pas de marée brune, donc, et pas de corrélation nécessaire entre « crise économique » (qui reflue, de fait, à l’été 1932) et « vote des extrêmes », comme si la faim et le ressentiment poussaient mécaniquement les « masses populaires » dans les bras des fascistes. En réalité, les études de sociologie électorale montrent que les ouvriers et les chômeurs ne votent pas majoritairement nazi, bien loin de là1 : l’impressionnante progression du NSDAP se fait au détriment de la droite traditionnelle et d’un autre parti de droite extrême, le DNVP, qui regagne des voix quand les nazis commencent à en perdre. À l’inverse, la gauche se porte bien : aux législatives de novembre 1932, le SPD se maintient à 20 % des voix (121 députés) et le KPD progresse de 2 points, à 17 % (100 députés) : avec 221 députés, le bloc de gauche surclasse le NSDAP (196 élus). On objectera qu’il est difficile d’additionner socialistes et communistes, vu le passif historique qui les sépare, vu la ligne « classe contre classe » adoptée par le KPD depuis 1928 et vu le soutien que, depuis 1930, le SPD a apporté à la droite au pouvoir. En dynamique politique, on constate cependant des évolutions : l’union à la base se fait de plus en plus, le KPD recommence à tendre la main au SPD depuis avril 1932, et le SPD refuse de soutenir le gouvernement à compter de juin 1932. Mieux, si l’on poursuit dans la politique-fiction, on se rend compte que le parti du centre catholique (Zentrum), qui faisait partie de la « coalition de Weimar » au niveau du Reich en 1919-1920 et qui a gouverné avec elle en Prusse jusqu’en juillet 1932, se maintient à 15 % : avec la gauche, on aurait une majorité de 52 % si ce parti n’avait pas autant dérivé vers la droite depuis 1929.

Adolf Hitler et Franz von Papen se rendent à l’ouverture du Reichstag, le 21 mars 1933

Il reste que tous ces scénarios se heurtent à la pratique des institutions : depuis mars 1930, l’exécutif gouverne par décrets-lois et le président du Reich nomme chancelier qui bon lui semble, indépendamment de la composition du Parlement.
Quand Bertolt Brecht parle de la « résistible ascension » des nazis, il voit juste, comme tous les contemporains. Il faudra l’épique mauvaise foi d’un Goebbels pour parler de « prise de pouvoir » alors que bien loin d’avoir été prise, la chancellerie a été donnée par la droite traditionnelle aux nazis, dans un concert de lobbying patronal, de manœuvres des grands agrariens et de manigances orchestrées par Franz von Papen, ancien chancelier libéral-autoritaire, désireux de revenir aux affaires2. Tout, dans cette histoire, n’a été que calcul politique et décision froide : Papen et ses réseaux pensaient acheter les nazis à la baisse (ils sont, comme nous l’avons vu, en recul net et leurs chefs actent à la fin de 1932 l’échec du « mouvement »). De fait, le gouvernement Hitler-Papen du 30 janvier 1933 est un cabinet de coalition très majoritairement favorable à la droite libérale-autoritaire et nationale-conservatrice (9 ministres sur 12 !), tandis que, sur les 3 ministres nazis, Goering est dépourvu de portefeuille. Papen pense avoir fait une excellente affaire mais, avec le dilettantisme et l’amateurisme caractérisant ceux qui s’allient avec l’extrême droite, il oublie que l’opinion publique a été travaillé en profondeur, depuis des années, par un système médiatique dominé par l’empire Hugenberg, qui a imposé ses cadrages, ses idées et ses obsessions à plus de 1 600 journaux depuis 1928 et jusque sur les écrans de cinémas (actualités cinématographiques et films de fiction). Ces thèmes et ces idées, la droite au pouvoir en 1932 en a joué, jusqu’à inquiéter Goebbels qui s’alarmait que les discours de Papen, alors chef du gouvernement, « viennent de nos idées, de A à Z », victoire idéologique majeure pour les nazis. Il oublie ensuite que, si la première ligne nazie peut apparaître burlesque (un moustachu hystérique au fort accent du sud, un obèse toxicomane…), les deuxième et troisième lignes sont composées de jeunes gens d’élite, souvent titulaires d’un doctorat, très ambitieux et très travailleurs, qui préparent la subversion juridique, administrative et politique de l’Allemagne avec sérieux3. Il oublie enfin que toucher à l’extrême droite est dangereux pour tous : Papen et les siens pouvaient bien imaginer que le pari nazi était risqué pour d’autres (la gauche, les Juifs, les étrangers…), mais pas pour eux. Un simple bilan, 18 mois plus tard, montre le contraire : ceux qui ont fait la courte échelle aux nazis sont soit morts (Schleicher et son épouse, Bose et Jung, deux proches conseillers de Papen), soit sous tutelle (Hugenberg, Papen). L’extrême droite recèle une violence que ces politiciens bourgeois ne pouvaient concevoir ou imaginer. Qui parmi eux aurait pu écrire, comme Joseph Goebbels le 11 août 1932 : « On ne le rendra jamais, le pouvoir. Ce sont nos cadavres qu’il faudra sortir de là.4 » ? Goebbels devait tenir promesse : le 1er mai 1945, ce sont les cadavres de ses cinq enfants que l’Armée rouge extrait du Bunker où ils ont été assassinés par leurs parents, quelques heures avant leur suicide.

Notes et références

1. Emmanuel Pierru, « La tentation nazie des chômeurs dans l’Allemagne de Weimar. Une évidence historique infondée ? Un bilan des recherches récentes », in Politix, 2002, n°60, pp. 193-223.
2. Johann Chapoutot, Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Paris, Gallimard, 2025, 305 p.
3. Voir Michaël Wildt, Generation des Unbedingten et Christian Ingrao, Croire et détruire. Voir également Johann Chapoutot, Libres d’obéir, 2020.
4. Joseph Goebbels, Tagebücher, 11 août 1932.

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