Dématérialisation des démarches sans alternative, dysfonctionnements à répétition…
les personnes étrangères privées de leurs droits
LES PERSONNES ÉTRANGÈRES APPARTIENNENT-ELLES TOUJOURS AU PUBLIC DU SERVICE PUBLIC ?
Des accès aux guichets des préfectures rendus impossible pour les personnes étrangères, ce constat n’est pas nouveau. Des queues indignes devant les préfectures aux queues virtuelles des plannings de rendez-vous en ligne, depuis plusieurs années elles peinent à y accéder.
La direction générale des étrangers en France (DGEF) affirmait que le développement de la plate-forme de l’Administration Numérique des Étrangers en France (ANEF), résoudrait ces difficultés, une fois son développement finalisé. Cette plate-forme promettait « une simplification des procédures », « une fluidification des échanges entre l’administration et les usagers » et son déploiement intégral d’ici fin 2022.
En l’absence d’alternative à cette dématérialisation à marche forcée, l’ANEF est devenue au contraire une machine à produire des « sans-papiers ». Loin de régler les difficultés rencontrées par les personnes étrangères dans l’accès à leurs droits, elle les a au contraire démultipliées.
Dans son rapport de 2024, la défenseure des droits alerte : « l’ampleur et la gravité des atteintes subies imposent l’adoption de mesures urgentes »1. Une enquête de la Fédération des acteurs de la solidarité2 chiffre à près de 50 % les ruptures de droits découlant de l’ANEF et l’étude statistique ELIPA 2 publiée par la DGEF3 arrive au même constat « 56 % des primo-arrivants ont connu une période de rupture de droits entre 2019 et 2022 ».
Ces ruptures de droits engendrées par l’ANEF ne sont pas les seules rencontrées par les personnes étrangères. Plusieurs modalités de saisine des services dédiés aux étrangers coexistent, quasiment toutes dématérialisées. Faute d’information et d’interlocuteur, les personnes étrangères sont confrontées au dédale de l’administration, dans l’incapacité de déposer une demande au bon endroit et au bon moment.
Aujourd’hui un double constat s’impose : une accélération du processus englobant désormais toutes les personnes étrangères devenues des « sous usagers et usagères » du service public et un choix politique assumé : « réduire l’immigration illégale mais aussi légale ».4
Lorsque des préfectures ne traitent pas des demandes de rendez-vous en attente depuis des années, voire dissuadent les personnes de se présenter à leurs rendez-vous en les menaçant d’une interpellation, n’y-a-t-il pas une intention d’entraver leurs droits ?
Derrière le choix politique de ne pas affecter les effectifs nécessaires au bon fonctionnement des services en charge des renouvellements des titres de séjour et des récépissés, faisant basculer dans la précarité des personnes vivant régulièrement en France depuis des années, n’est-ce pas là une volonté de faire partir, en plus de celle assumée de ne plus accueillir ?
L’immigration est le bouc émissaire des maux de notre société, ce cheval de bataille de l’extrême droite repris par des politiques qui tentent de sauver un système libéral creusant les inégalités, détruisant les services publics et les conquis sociaux.
L’accès aux préfectures pour les personnes étrangères est emblématique de cette politique aux relents d’extrême droite : entraver l’accès à leurs droits et détruire le service public.
LE JUGE : UN REMPART EFFICACE ?
Face à ces atteintes massives aux droits, un contentieux administratif est né : celui de l’accès à la préfecture.
Par deux arrêts du 10 juin 2020 et du 21 avril 20215, le Conseil d’État a ouvert la voie des référés mesures utiles pour les personnes empêchées d’accéder aux guichets étrangers des préfectures, la rapporteure publique avait alors estimé qu’« un système informatique et administratif ne peut conduire à ce que des usagers du service public soient privés de la possibilité même de procéder à une demande. L’accès au service public, conditionnant lui-même ici l’accès aux droits (…)6 ».
Entre 2019 et 2020, ce contentieux a doublé, pour tripler entre 2020 et 2021, les tribunaux devenant le « doctolib des préfectures »7.
Malgré ce contentieux de masse, le ministère de l’Intérieur n’a mis en œuvre aucune des recommandations issues des différents rapports8 appelant à garantir un accès aux guichets préfectoraux en affectant davantage de moyens aux services chargés du séjour, et à permettre une alternative à la dématérialisation.
Le Conseil d’État est alors venu refermer la porte ouverte deux ans plus tôt par une décision du 9 juin 20229, exigeant désormais que le requérant justifie « de circonstances particulières » l’urgence n’étant plus caractérisée par l’impossibilité d’accéder au guichet. Entre effectivité des droits et désengorgement des juridictions, le Conseil d’État a choisi.
En parallèle de ces contentieux individuels, plusieurs associations10 ont saisi le Conseil d’État et une vingtaine de tribunaux administratifs afin qu’une véritable alternative à la dématérialisation soit mise en place.
Le 3 juin 2022, le Conseil d’État est ainsi venu poser un cadre à la dématérialisation en distinguant deux situations, celle où elle peut être imposée car définie par décret et celle où elle ne peut être imposée lorsqu’elle repose uniquement sur le pouvoir d’organisation du préfet.
Dans une décision du 3 juin 202211 le Conseil d’État a ainsi censuré le décret du 24 mars 2021 déployant l’ANEF, imposant deux obligations à l’administration, un accueil et un accompagnement, y compris physique pour les personnes ne disposant pas des outils numériques, et une solution de substitution en cas de défaillance du système.
Dans un avis du même jour12 le Conseil d’État tranchait la question des autres téléservices utilisés par les préfectures, imposant alors une véritable alternative à la dématérialisation. Les juridictions administratives saisies de ces contentieux ont alors enjoint aux préfectures de mettre en place une alternative à la saisine numérique.
UN CONSTAT AMER
Le ministère de l’Intérieur attendra un an et demi pour publier la réglementation encadrant l’ANEF13 et selon des modalités très lacunaires eu égard aux défaillances systémiques constatées.
Nombre de préfectures continuent d’imposer un accès dématérialisé à leurs services, hors de tout cadre légal et sans alternative.
Les personnes étrangères privées de leurs droits, contraintes de saisir la justice se heurtent également à une administration qui n’exécute pas les injonctions prononcées.
Dans ce bras de fer avec l’administration, de nouveaux contentieux s’engagent : ceux de l’exécution et de l’indemnisation, leviers devenus nécessaire à l’application du droit afin de ne pas laisser s’infiltrer le dessein de l’extrême droite, celui de s’affranchir de l’État de droit.
Notes et références
1. Rapport du DDD 2024 « L ’Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF) : une dématérialisation à l’origine d’atteintes massives aux droits des usagers »
2. Enquête FAS 2024 « Personnes étrangères : accès aux droits entravé, insertion empêchée »
3. Les premières années en France des immigrés. L’essentiel de l’enquête longitudinale sur l’intégration des primo-arrivants Elipa 2. 2023-2024, Revue ELIPA 2, janvier 2024
4. M. Retailleau, ministre de l’Intérieur, octobre 2024
5. CE n°435594 10 juin 2020 ; CE n° 448178 21 avril 2021
6. CE, 10 juin 2020, n° 435594 : aux Tables, concl. Mme Mireille Le Corre
7. Rapport AN n°4195, annexe n° 28 Immigration, asile et intégration, Jean-Noël Barrot et Stella Dupont, 26 mai 2021,
8. op. cit. Jean-Noël Barrot et Stella Dupont ; Rapport d’information n° 626 Sénat, M. François-Noël Buffet, 10 mai 2022 ; Rapport DDD 2022 « Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? »
9. CE n°453391 9 juin 2022
10. Cimade, GISTI, SAF, ADDE, LDH, secours catholique…
11. CE n°452798, n°452806, n° 454716 du 3 juin 2022
12. Avis CE n° 452794 et n°452811 du 3 juin 2022
13. décrets du 22 mars 2023 et arrêté du 1er août 2023