Une liberté de manifester sous tension

PAR Marion Ogier - SAF Paris | Lionel Crusoe - SAF Paris

50 ans après la création du SAF, la situation politique et sociale en France se traduit par une immixtion assumée des pouvoirs publics dans l’exercice de plusieurs libertés publiques et, en premier lieu, la liberté de manifester. Face à ce constat, et fort de ses combats passés, le SAF est mobilisé et se doit de participer à la mise en œuvre d’une stratégie qui permettra de lutter efficacement contre ces dérives.

 

Est-on condamné à un lent processus de « dépossession politique » ? Telle est la menace qu’identifiait Bourdieu en 1977 à travers la tendance de notre démocratie consistant, pour les dominants, à cantonner le jeu démocratique à la seule expression d’une « agrégation statistique d’opinions individuelles exprimées » et à désavouer les mouvements collectifs1.
À rebours, la liberté de manifester compte parmi les outils de « démocratie continue » permettant de porter une parole authentiquement collective ; et la possibilité pour les citoyens de s’exprimer dans la rue constitue un baromètre efficace de la santé d’une démocratie et d’un État de droit.
Pour ce qui concerne la France, le rapport d’activité de la défenseure des droits pour 2023, comme le rapport sur l’État de droit de la Commission européenne établi pour 2024, alertent sur la multiplication des restrictions des libertés d’expression, d’association et de manifestation.

 

En France, la liberté de manifester est mise à rude épreuve

Elle l’est d’abord, à travers l’émergence d’une « brutalisation des méthodes de maintien de l’ordre », qui ne pourrait, pour certains auteurs, trouver comme point de comparaison que dans celles déployées en France à la fin du XIXe siècle2. Cette tendance rétrograde est froidement assumée. L’ancien préfet de police Lallement n’hésitait pas, lors de la mobilisation des Gilets jaunes, à suggérer qu’il pourrait bien être l’héritier de Galiffet, qui réprima, la Commune de Paris3. Quant à son successeur, le préfet Nunez, celui-ci a indiqué, lors d’une manifestation contre la réforme des retraites, que « tous les manifestants seront considérés comme des émeutiers »4 dans le prolongement des propos du Président de la République qui avait estimé que « la foule n’était pas légitime »5.
Aussi, les pouvoirs publics optent toujours un peu plus pour un cocktail mélangeant pratiques policières inadaptées et dangereuses pour l’intégrité physique (recours aux armes de guerre, grenades GLIF-F4 et grenades de désencerclement), et techniques de dissuasion (nasses, pratique des interpellations préventives).
On repense aux images des manifestations de Sainte-Soline qui resteront un témoignage du fait que le maintien de l’ordre a trop souvent procédé de la volonté de frapper fort, au point de mettre en danger certains manifestants6.

 

En péril, cette liberté de manifester l’est ensuite du fait de l’arsenal juridique déployé pour en contrarier son exercice.

 

Est à l’œuvre une politique multipliant le prononcé d’interdictions de manifester aux motifs illégitimes. On interdit ainsi, à tour de bras, des manifestations contre les violences policières ou de soutien au peuple palestinien.
Des interdictions sont fondées sur l’insuffisance des services d’ordre et la nécessité de faire appel à des prestataires ( !), ou sur le fait que la déclaration aurait été déposée moins de trois jours avant la manifestation. L’administration s’intéresse aux poches des manifestants : attention à ne pas être muni d’une ceinture ou d’un ouvre-boîte qui ont pu être regardés comme des armes par destination dont le port en manifestation peut être interdit, aux termes de l’article 132-75 du code pénal.
Pour surveiller ces manifestations, en un an, plus de 200 autorisations de survol de la région parisienne par des drones ont été prises et, dans le même temps, le législateur a autorisé, pour la première fois, en 2023, l’expérimentation de la vidéosurveillance algorithmique.
Du fait de sa double filiation (son attachement indéfectible à l’idéal syndical et son adhésion aux valeurs démocratiques que porte – ou qu’est censée porter – la profession d’avocat), le SAF se tient aux côtés de ceux qui dénoncent et résistent à cette dérive. Dans ce paysage très accidenté qui est celui de la liberté de manifester en France, il a incontestablement pris sa part au combat pour la défense des droits.
Le SAF s’est mobilisé, comme il l’a d’ailleurs toujours fait7, contre la prolifération des fichiers illégaux qui collectent les données relatives aux activités militantes, associatives ou syndicales et a même fait condamner le Parquet du TJ de Lille pour utilisation de fichiers clandestins.8
Membre depuis 2015 de l’Observatoire des libertés numériques, le SAF a participé à la suspension d’un nombre importants d’arrêtés « drônes ».
Force de proposition, le SAF a demandé l’abrogation du schéma du maintien de l’ordre, la mise en œuvre d’une politique de désescalade, la dissolution de certaines unités de force de l’ordre ou la création d’une autorité indépendante en lieu et place de l’IGPN.

Avec plusieurs, notre syndicat a demandé au Conseil d’État de rendre effectif le port du RIO9 et a été auteur d’une « porte étroite » invitant, avec succès, le Conseil constitutionnel à reconnaître l’absence de conformité à la Constitution de dispositions affectant la liberté de manifester10.
La création par le SAF et la LDH d’observatoires dédiés aux pratiques policières, comme le travail de la commission pénale, montrent que les combats d’hier menés par le SAF pour assister les victimes de violence policière dans les quartiers populaires, sur les ZAD ou dans les camps d’exilés, restent d’actualité et doivent être poursuivis.
L’articulation du plaidoyer et du contentieux a conduit le SAF et ses membres à se placer en première ligne du combat pour la préservation des libertés, celui-ci impactant tant ceux que nous devons défendre, que les militants et les structures syndicales, dont le SAF.
Fin 2023, ses membres se sont organisés pour former partout des recours contre les interdictions de manifester en soutien au peuple palestinien. Ce travail d’équipe confraternel a prouvé son efficacité.
Les notifications tardives par les préfets des arrêtés restreignant les libertés publiques nous imposent à réagir dans l’urgence, de manière organisée, pour saisir la juridiction administrative qu’il nous faut encore mobiliser et sensibiliser à ces questions.
Le futur qui se profile oblige les défenseurs des libertés. La force acquise en 50 ans par le SAF sera nécessaire pour renforcer la synergie safiste afin de lutter contre les atteintes à l’État de droit.
L’inventaire qui vient d’être fait tient certes de l’hommage à un syndicat mobilisé ; il n’est en revanche pas un satisfecit. Le travail à abattre reste important, un certain nombre de régressions n’ayant pas pu être évitées en dépit de l’action opiniâtre du SAF, des associations et de nombreux militants. Face à ce tournant, les combats d’hier doivent se poursuivre et ouvrir la voie aux combats de demain.

 

Notes et références

1. P. Bourdieu, Contre la science de la dépossession politique, in Interventions 1961-2001
2. O. Fillieule et F. Jobard, Politiques du Désordre, Seuil 2018
3. N. Chapuis, Enquête sur Didier Lallement, Le Monde 23 février 2020
4. S. Roche, intervention colloque du SAF, SM, SNJ, 15 septembre 2023
5. https://www.liberation.fr/politique/la-foule-qui-na-pas-de-legitimite-bayrou-naurait-pas-dit-les-choses-comme-ca-20230322_64NCTJQSHJF6PC6BVHW6CSIIRA/
6. v. rapport des observatoires des libertés publiques et des pratiques policières – Sainte Soline – empêcher l’accès à la bassine quel qu’en soit le coût humain, 24-26 mars 2023
7. Un article du Monde du 20 septembre 1977 Le syndicat des avocats de France dénonce l’utilisation de fiches informatiques dans des dossiers pénaux montre que le SAF était déjà en première ligne contre le fichage sauvage
8. TA Lille, 19 mai 2023, n° 2304177
9. CE 11 octobre 2023, n° 467771
10. CC 4 avril 2019, n° 2019-780 DC

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