On sait combien le SAF, soucieux de la question fondamentale de l’accès au juge – composante essentielle de l’État de droit – a toujours été mobilisé sur la problématique de l’aide juridictionnelle, qui en constitue une garantie essentielle. C’est donc un combat au cœur de son engagement qui a été récemment mené avec succès devant le conseil de prud’hommes de Paris, puis la Cour de cassation et, enfin, le Conseil constitutionnel.
La loi du 3 janvier 1972 ayant institué l’aide juridictionnelle prévoyait son bénéfice aux personnes de nationalité française et aux étrangers ayant leur résidence habituelle en France. Un projet de loi du 5 avril 1991 avait repris cette disposition, y ajoutant les ressortissants de la communauté européenne.
Il faut rappeler que cette loi tend à assurer, ainsi qu’il résulte de son article 1er, l’accès à la justice et au droit notamment en offrant aux personnes physiques dont les ressources sont insuffisantes pour faire valoir leurs droits en justice, la possibilité de bénéficier d’une aide.
C’est par la voie d’un amendement que la condition de régularité de séjour du justiciable étranger pour bénéficier de l’AJ a été ajoutée au texte qui allait devenir la loi du 10 juillet 1991. Et ce au nom, déjà, du fait qu’ « il ne faudrait pas que ce nouveau droit favorise l’immigration clandestine, preuve de la négation du droit et de la non-application de la loi ».1
Cette condition était posée pour tous les litiges, que l’étranger soit demandeur ou défendeur, à la seule exception des contentieux en matière pénale et s’agissant de certaines procédures en droit des étrangers.
Initiées par le syndicat CNT et soutenue par le SAF ainsi que plusieurs organisations syndicales de salariés et associations de défense des droits de l’homme et de soutien aux travailleurs immigrés, le Conseil constitutionnel a été saisi de plusieurs QPC au sujet de cette condition déshonorante dans un État de droit.
Plus de 30 ans après l’adoption de cette loi de 1991, le Conseil a enfin eu l’occasion de censurer cette condition, ce qu’il a fait en des termes on ne peut plus clairs, par une décision QPC du 28 mai 20242 : « ces dispositions méconnaissent le principe d’égalité devant la justice ».
Ces QPC avaient été soulevées dans le cadre d’un contentieux prud’homal, lequel présentait les vertus de mettre particulièrement en lumière l’atteinte portée à ce principe. En effet dans les relations de travail, la loi reconnait aux salariés étrangers en situation irrégulière un certain nombre de droits, dont l’effectivité doit être assurée par le juge (v. articles L. 8251-1, L. 8252-1 L. 8252-2 du code du travail)
C’est ainsi que le Conseil constitutionnel a rappelé que, aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » et que son article 16 dispose que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, c’est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du droit d’agir en justice et des droits de la défense.
À cette aune, le Conseil constitutionnel a relevé qu’en prévoyant que, sauf dans certains cas, les personnes de nationalité étrangère autres que les ressortissants des États membres de l’Union européenne résidant habituellement en France ne peuvent être admises au bénéfice de l’aide juridictionnelle que si, en outre, elles y résident régulièrement, les dispositions contestées instaurent une différence de traitement entre les étrangers selon qu’ils se trouvent ou non en situation régulière en France.
Or le Conseil constitutionnel juge que, si le législateur peut prendre des dispositions spécifiques à l’égard des étrangers, en tenant compte notamment de la régularité de leur séjour, c’est à la condition de respecter les droits et libertés garantis par la Constitution reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République et, en particulier, pour se conformer au principe d’égalité devant la justice, d’assurer des garanties égales à tous les justiciables.
En privant, hors des cas prévus par les trois derniers alinéas de l’article 3 de la loi du 10 juillet 1991 (contentieux pénal, contentieux de l’entrée, du séjour et du droit d’asile et situation « particulièrement digne d’intérêt »), les étrangers ne résidant pas régulièrement en France du bénéfice de l’aide juridictionnelle pour faire valoir en justice les droits que la loi leur reconnaît, les dispositions contestées n’assurent pas à ces derniers des garanties égales à celles dont disposent les autres justiciables.
Le Conseil constitutionnel en a déduit que ces dispositions méconnaissent le principe d’égalité devant la justice et les a en conséquence déclarées contraires à la Constitution.
Décision exceptionnelle, le Conseil, relevant qu’aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité, a jugé que celle-ci intervient à compter de la date de publication de sa décision et est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date.
Cette victoire devant le Conseil Constitutionnel permettra par ailleurs d’envisager de nouvelles actions en faveur de l’égal accès au droit de tous les salariés, sans distinction de nationalité ni de régularité du séjour.
À titre d’illustration, l’AGS tend à exiger un titre de séjour ou un numéro de sécurité sociale pour prendre en charge les créances des salariés d’une entreprise en procédure collective. La décision récente du Conseil constitutionnel ouvre des perspectives pour contester utilement ces refus de prise en charge opposés à des travailleurs en situation irrégulière dénués de numéro de sécurité sociale.
Enfin, si cette décision est particulièrement essentielle pour les contentieux opposant des travailleurs sans papiers à leurs employeurs, il faut rappeler qu’elle concerne tous les contentieux civils – logement, hébergement, droits de la famille, de la consommation, l’assistance éducative, la responsabilité civile…
Ainsi, si le combat pour une véritable égalité de droits entre tous les justiciables est encore long, celui-ci se nourrit de diverses décisions, dont celle objet du présent article, qui, mobilisées dans de nouveaux contextes, viennent renforcer la protection des droits des personnes et les positions défendues par le SAF.
Notes et références
1. Propos tenus par M. René-Georges Laurin, Sénateur, Compte-rendu intégral (26e séance), 29 mai 1991, p. 1143.
2. Décision n° 2024-1091/1092/1093 QPC du 28 mai 2024