Nouvelle-Calédonie : quand la justice devient le bras armé du politique face à l’insurrection kanak pour son indépendance
En Nouvelle-Calédonie, la revendication d’indépendance du peuple kanak s’est violemment manifestée la nuit du 13 mai 2024. Depuis, le pays connaît un calme précaire, avec la mobilisation de plus de 6 000 policiers et gendarmes1.
La criminalisation de l’action politique pose question.
Il est impossible de parler de la situation judiciaire sans parler de la situation sociale et politique tellement l’imbrication démontre le poids de l’histoire coloniale. « Les inégalités économiques et sociales se confondent avec les inégalités ethniques. Pour faire simple, les statistiques nous apprennent que les populations favorisées sont européennes et les plus défavorisées kanak »2.
D’importantes manifestations avaient été organisées par les indépendantistes afin principalement d’affirmer leur opposition à l’élargissement du corps électoral confortant les mécanismes de la colonisation de peuplement.
Malgré ces alertes, la situation a explosé le 13 mai pendant les débats à l’Assemblée nationale sur la loi constitutionnelle portant modification du corps électoral avec une jeunesse exaspérée qui a lutté hors de tout contrôle se sentant écartée de son processus vers l’indépendance initié par l’accord de Nouméa. Ce passage en force du Gouvernement de la « Puissance administrante » (selon la terminologie des Nations Unies) a été vécu comme une rupture de la parole donnée par l’accord de Nouméa libérant ainsi les Kanak de la leur. Le mouvement qui s’est déclenché est à la fois une insurrection nationale kanak contre l’État et une révolte de la jeunesse contre ses conditions d’existence.
Le choc a été violent pour les populations installées car cela fait plus de 30 années que la question de l’indépendance est différée et que beaucoup vivaient dans l’illusion que tout pouvait continuer ainsi, alors même que les inégalités étaient grandissantes et qu’une vague jeune et nationaliste se faisait de plus en plus présente.
Depuis le 13 mai, 13 morts sont à déplorer (dont 8 Kanak, 2 gendarmes – un tir accidentel en caserne et un Caldoche) sans compter les personnes ayant perdu la vie en conséquence indirecte des émeutes. Le tissu économique est très atteint avec plus de 900 entreprises et 200 maisons détruites, 600 véhicules incendiés. 7 000 emplois sont détruits, soit plus de 10 % de l’emploi privé3.
Une politique pénale au mépris des droits de la défense
Un vent de contestation s’est immédiatement élevé contre la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) soufflé par les anti-indépendantistes.
La CCAT, reconnue comme un des outils du FLNKS, a eu pour objectif de mobiliser contre la réforme du corps électoral par l’organisation d’actions dont « 10 jours pour Kanaky », deux immenses manifestations (du jamais vu)4 et l’envoi d’une délégation d’alerte des parlementaires qui s’est trouvée bloquée à Paris à cause des émeutes5. Les alertes ont été ignorées au point que le 13 mai, le président du tribunal de première instance de Nouméa, le procureur général et le procureur de la République étaient en congés hors du territoire6.
Quoiqu’aucun fait concret ou judiciaire ne permette de lier l’insurrection aux actions de la CCAT, les coupables étaient tout désignés par les anti-indépendantistes, interlocuteurs privilégiés de l’État, se focalisant désormais sur les conséquences et empêchant toute personne qui s’y risque de réfléchir aux causes y compris en censurant ou en assimilant les avocats à la cause de leurs clients.
Le 16 mai, la CCAT a été qualifiée de « mafieuse » par Gérald Darmanin ; Louis Le Franc, le haut-commissaire de la République, la qualifiait « d’organisation de voyous qui se livre à des actes de violences caractérisées avec la volonté de tuer des policiers, des gendarmes, des forces de l’ordre ». Dans une circulaire du 17 mai 2024, le ministre de la Justice demandait à l’institution judiciaire « une réponse pénale empreinte de la plus grande fermeté ». Dans une lettre aux Calédoniens du 18 juin, Emmanuel Macron ajoutait : « La situation dans laquelle la Nouvelle-Calédonie a été réduite par quelques-uns demeure inadmissible, et ceux qui l’ont encouragée devront répondre de leurs actes ».
Le procureur de la République en Nouvelle-Calédonie, Yves Dupas, déférera extrêmement rapidement à la commande politique en répliquant, le 19 juin, par le placement en garde à vue pour 96 heures des 11 désignés comme « responsables » de la CCAT, tous mis en examen principalement pour association de malfaiteurs, destructions en bande organisée et complicité de tentative de meurtre sur les forces de l’ordre.
Après des audiences à huis clos, il a été décidé d’un placement en détention provisoire dans l’Hexagone de 7 indépendantistes dispersés dans des prisons à 17 000 km de chez eux vécu comme le « bagne inversé ». Ce transfert a été décidé sans aucun débat préalable avec les mis en examen sur cette perspective devant les deux juges d’instruction cosaisies ou les juges des libertés et de la détention.
Si l’apparence de justice était sauve par l’intervention de juges du siège, le procureur a lui-même annoncé, le 23 juin 2024, que l’organisation des transfèrements dans la nuit du 22 au 23 juin a été réalisée par « un moyen aérien affrété spécifiquement pour cette mission qui a nécessité bien sûr un peu de préparation »8. Le procureur général près de la Cour d’appel de Nouméa y voit au contraire « la qualité de la bonne administration de la justice […] qui a pu anticiper l’éventuelle décision du juge des libertés et de la détention ».
Les décisions des magistrats du siège sont ainsi à l’unisson des décisions prises par le politique car seule la vindicte populaire et politique a permis de criminaliser la CCAT.
Cette subordination du judiciaire au politique est si forte que 18 magistrats sur 22 affectés à Nouméa ont voté une motion de dépaysement en Métropole du dossier décrit comme « d’une grande complexité et surtout d’une grande sensibilité politique »9. Cela est également confirmé par Christian Belhôte, magistrat honoraire et ancien chargé de mission auprès du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, qui parle d’une affaire « sensible et complexe, en un mot : politique »10.
Huit des mis en examen sollicitent le dépaysement de l’information judiciaire en France
Dans un communiqué du 15 mai 2024, la CCAT avait rappelé que son « seul objectif » était « l’accession à la pleine souveraineté de Kanaky telle que prévue par l’accord de Nouméa ». La CCAT a dénoncé les « exactions commises » par les émeutiers et a toujours appelé à l’apaisement tout en assurant que les violences sont « l’expression des invisibles de la société qui subissent les inégalités de plein fouet et qui sont marginalisés au quotidien ».
Toujours afin d’assurer la politique sécuritaire, le 10 juillet, le procureur de la République a annoncé une activité pénale « très dense, très forte, avec des renforts en magistrats » donnant, le 27 août (toujours à la radio) des chiffres alarmants : 2 025 gardes à vue dont 411 déferrements et une centaine de plaidé coupable, 196 incarcérations, 238 comparutions immédiates, 558 convocations en justice, 435 convocations en mesures alternatives, 550 procédures enregistrées par la brigade de recherches de Nouméa qui est passée de 5 à 28 officiers de police judiciaire, 150 procédures pour la section de recherches11. Christian Belhôte souligne que la « judiciarisation du dossier a entraîné […] 2 000 arrestations soit l’équivalent de 450 000 personnes rapporté à la population française »12.
Une politique locale de punitions collectives
Loin d’entendre les revendications, Sonia Backès, présidente de la province Sud et secrétaire d’État chargée de la Citoyenneté en France du 4 juillet 2022 au 10 octobre 2023 – qui a l’oreille attentive d’Emmanuel Macron et qui prône la partition de la Nouvelle-Calédonie – s’est exprimée brutalement le 14 juillet : « au même titre que l’huile et l’eau ne se mélangent pas, je constate à regret que le monde kanak et le monde occidental ont des antagonismes encore indépassables ».
Ne travaillant jamais sur les causes d’une telle insurrection, il est mis en place en province Sud des mesures sociales répressives contre les Kanak et le monde océanien13 : suspension de l’aide médicale14, fin des services de transport en commun15, la fermeture des services provinciaux à l’Île des Pins (notamment l’aérodrome et le dispensaire) ou encore le « verrou » de la tribu de Saint-Louis militairement bouclé et qualifié par le procureur de la République lui-même le 3 septembre 2024 comme « tout à fait anormal dans le fonctionnement d’un État de droit par rapport aux libertés publiques »16.
Sous un prétexte sécuritaire ou budgétaire, il s’agit de « mesures de rétorsion politiques et sociales à l’encontre des habitants des quartiers populaires » dira Calédonie Ensemble, un parti non indépendantiste plus modéré17.
Circonstance aggravante, les Kanak sont assimilés à un bloc uniforme avec les émeutiers.
On est puni pénalement et socialement non pour son action propre, mais pour son identité collective.
La machine judiciaire a frappé, mais pourra-t-elle empêcher la Kanaky-Nouvelle-Calédonie d’accéder à sa pleine souveraineté ?
La CCAT conclut son communiqué du 15 mai 2024 par une promesse : « Nous ne reculerons jamais et notre détermination restera indéfectible jusqu’à l’indépendance et l’avènement de la République de Kanaky »18. Lors du 43e congrès extraordinaire du FLNKS du 30 au 31 août 2024 au cours duquel Christian Tein a été nommé président du FLNKS, il a été réaffirmé « la volonté de construire un pays dans lequel le vivre ensemble est un des piliers » et que « l’objectif reste bien l’indépendance pleine et entière de Kanaky »19.
Depuis le début des années 1980 et la première grande révolte kanak contemporaine (après celle historique du grand chef Ataï) le SAF a accompagné et soutenu la défense des militants indépendantistes, composée à l’époque de membres et sympathisants du SAF et de la Ligue des Droits de l’Homme.
À son Congrès de Lille le 24 janvier 1985, le SAF avait demandé que soit garantis les droits de la défense des indépendantistes détenus en Nouvelle-Calédonie après les menaces de mort et des agressions contre leur avocat.
Quand l’histoire cessera-t-elle de se répéter ?
Notes et références
1. https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/notre-strategie-est-que-chaque-auteur-d-une-infraction-rende-des-comptes-a-la-justice-yves-dupas-procureur-de-la-republique-en-nouvelle-caledonie-1512299.html et blogs.mediapart.fr/antoine-leca/blog/160924/kanaky-nouvelle-caledonie-l-etat-retablit-la-responsabilite-penale-collective-pour-intimider-les-k
2. Samuel Gorohouna, maître de conférences en sciences économiques à l’Université de la Nouvelle‑Calédonie et chercheur au LARJE, dans Médiapart : www.mediapart.fr/journal/france/260524/en-nouvelle-caledonie-la-reduction-des-inegalites-stagne-depuis-2009
3. fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89meutes_de_2024_en_Nouvelle-Cal%C3%A9donie
4. www.mediapart.fr/journal/france/160524/designes-coupables-des-violences-en-nouvelle-caledonie-les-independantistes-de-la-ccat-se-defendent
5. www.mediapart.fr/journal/france/160524/designes-coupables-des-violences-en-nouvelle-caledonie-les-independantistes-de-la-ccat-se-defendent
6. Article du canard enchainé, Darmanin en plein fiasco néo-calédonien, 23 mai 2024
7. https://www.liberation.fr/societe/nouvelle-caledonie-quest-ce-que-la-ccat-cette-organisation-qualifiee-de-mafieuse-par-gerald-darmanin-20240516_VBNMYKQHMVDCXJDCAO65PWPXLU/
8. Interview Dupas RRB 23 juin 2024
9. la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/emeutes-en-nouvelle-caledonie-une-volonte-de-depayser-le-dossier-des-leaders-de-la-ccat-1507277.html
10. www.facebook.com/christian.belhote
11. www.youtube.com/watch?v=xNAAY4_bvTU et www.youtube.com/watch?v=lRW_G68is5s
12. www.facebook.com/christian.belhote
13. www.lutte-ouvriere.org/portail/journal/nouvelle-caledonie-letat-francais-assure-lordre-patronal-177102.html
14. https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/province-sud/aide-medicale-gratuite-en-province-sud-entre-suspension-et-nouvelles-dispositions-au-1er-aout-on-vous-explique-ce-qui-change-1510328.html
15. https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/province-sud/transport-en-commun-dans-l-agglomeration-noumeenne-fin-janvier-2025-karuia-et-carsud-n-auront-plus-la-delegation-de-service-public-1510052.html
16. voixducaillou.nc/2024/09/03/il-est-possible-que-dans-la-structure-politique-des-responsables-ont-pu-dessiner-avec-christian-tein-ce-plan-daction/
17. Extraits du document de Calédonie Ensemble, « Aide médicale en Province Sud : une réforme mortifère », 25 juillet 2024
heyzine.com/flip-book/91399bfe0b.html?fbclid=IwY2xjawEbq2pleHRuA2FlbQIxMAABHelkrdg8dxuJbFOLVpfsHmo6AsqGHVIW5HuI3TP6McacPGoYIMx9qQTQLA_aem_Wwx_y3PhmOW7ysdIr2aMIQ
18. www.facebook.com/photo/?fbid=122152350332130136&set=a.122095319690130136
19. x.com/knky987/status/1830372623852982446/photo/2 : Motions de politique générale du 43e Congrès extraordinaire