Les rendez-vous avec la double peine

PAR Alain Mikowski - Avocat honoraire, ancien Secrétaire Général du SAF, Ancien président Commission Libertés et droits de l’Homme du CNB | Stéphane Maugendre - SAF Seine-Saint-Denis

La réforme Darmanin qui permet désormais de condamner tout.e étrangèr.e à une peine d’interdiction du territoire français (ITF) reconnu.e coupable d’un crime ou d’un délit passible de 3 années d’emprisonnement (article 131-30 du CP) doit rappeler à notre mémoire quelques rendez-vous de l’histoire du SAF.

 

Au petit matin d’un jour de la fin du mois d’octobre 1989, au congrès du SAF de Paris, le « Comité national contre la double peine » venait nous interpeller pour dénoncer notre mollesse et notre quasi-absence dans les luttes des « double peines ».
Car si , en 1981, nous avions soutenu le candidat François Mitterrand et sa promesse faite aux grévistes de la faim contre la double peine, Hamid Boukhrouma, Jean Costil (pasteur) et Christian Delorme (prêtre).
Car si, nous nous étions félicités de l’adoption de la loi du 29 octobre 1981 qui créait notamment des catégories protégées contre les arrêtés d’expulsion et avions tenu Le 15 septembre 1984, à Paris un colloque « Droit, société, immigration » sur les avancées de cette loi.
Car si, le SAF avait soutenu, en juin 1986 les grévistes de la faim du mouvement Jeunes Arabes de Lyon et sa banlieue (JALB) contre le projet de loi Pasqua et la loi ayant malgré tout été promulgué, le SAF avait participé en janvier 1989 à la semaine d’action visant à pousser le nouveau gouvernement de gauche à l’abolir.
Nous n’avions pas dénoncé la loi Joxe du 2 août 1989 qui ne revenait pas sur les expulsions Pasqua de la cohabitation (mars 1986 à mai 1988), et les ITF prononcées sur le fondement de l’article L. 630-1 du code de la santé publique ne cessaient d’augmenter et se comptaient par dizaine de milliers.
Cette sévère interpellation du « comité contre la double peine » poussait le SAF à participer activement à la coordination contre la double peine et être présent à chaque rencontre ministérielle, notamment avec le garde des Sceaux qui élaborait la réforme dite Sapin.
Même si cette réforme (loi du 31 décembre 1991), s’attaquait enfin aux ITF, elle tombait dans le piège de la distinction entre catégories d’étrangers, plus ou moins, protégés de l’ITF. De plus le dispositif législatif et réglementaire ne prévoyait rien pour les dizaines de milliers de « double peine » des années passées.
Au lendemain de sa publication au JO, 19 « double peine », soutenus par le SAF, débutaient une grève de la faim dans les locaux de la Cimade à Paris (puis d’autres partout en France). Ces grèves ont permis d’obtenir une circulaire de la chancellerie (22 janvier 1992) donnant aux parquets des directives dans le cadre des relèvements d’ITF.
Au congrès de novembre 1992, le SAF dénonçait la frilosité des juridictions sur les requêtes en relèvement d’interdiction du territoire.
L’adoption du nouveau code pénal par une assemblée de gauche, le 22 juillet 1992 va être un grave tournant dans l’histoire de la double peine puisque, si son article 131-30 reprend les dispositions « protectrices » de la loi Sapin, elle augmente démesurément le nombre d’infractions (plus de 270 crimes et délits) pour lesquelles un.e étrangèr.e peut se voir condamner à une ITF.
Dès le congrès suivant le SAF critiquait fortement cette dérive.
La loi « Pasqua 2 » du 24 août 1993, qui modifie cet article avant même qu’il n’entre en vigueur, supprime la liste des catégories protégées et édicte des normes draconiennes pour l’effacement de cette peine.
Quatre années d’application du nouveau code pénal et des lois Pasqua créent des situations explosives et de nouvelles grèves de la faim naissent dans la perspective de l’adoption de la loi du 11 mai 1998 dite Chevènement.
Toutefois, non seulement cette loi ne revient pas sur les 2 lois Pasqua, mais elle ne modifie que très peu l’article 131-30 du CP.
Néanmoins, compte tenu du nombre des victimes de la double peine, Élisabeth Guigou, garde des Sceaux de la gauche revenue au pouvoir, met en place une commission sous la présidence de Christine Chanet, qui entendra le SAF.
Malgré un rapport et des propositions particulièrement intéressantes, le courage politique de l’époque n’accouchera que d’une simple circulaire « Guigou » le 17 novembre 1999.
Lors de son congrès suivant, le SAF sera particulièrement sévère avec ce choix politique.
Au mois de mars 2001, le colloque de droits des étrangers de Lille aura pour thème « ITF : l’impasse  ? »
Lors de son congrès de 2001, le SAF adoptera la motion suivante
« L’interdiction du territoire français (ITF) constitue un redoutable instrument d’éloignement de tous les étrangers et un véritable bannissement pour ceux qui ont des liens intenses en France…
Le SAF exige :

  • une protection absolue des étrangers relevant des catégories protégées contre l’interdiction du territoire français ;
  • l’extension de cette protection absolue à toutes les catégories d’étrangers visées à l’article 25 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ;
  • la suppression de l’exécution provisoire lorsque l’ITF est prononcée à titre de peine principale ;
  • l’abrogation de l’article 28 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945, afin de permettre de faire examiner par le juge judiciaire les requêtes en relèvement sans condition de recevabilité particulière et la modification de l’article 702-1 du Code de procédure pénale pour permettre le relèvement des interdictions du territoire français prononcées à titre de peine principale. »

C’est sur cette base que le SAF participe à la campagne nationale « une peine./ » (une peine point barre) initiée par la Cimade, en même temps que la campagne présidentielle pour 2002.
Au mois d’avril 2003, Nicolas Sarkozy, nouveau ministre de l’Intérieur, annonce une réforme du droit des étrangers et l’abolition de la double peine.
Dans la foulée, la campagne « une peine./ » tient une conférence de presse au cours de laquelle elle dénonce une réforme cosmétique mais le SAF « salue le courage politique de Nicolas Sarkozy » et reconnait « des avancées notables » à raison de l’instauration de catégories d’étrangèr.es protégées contre l’ITF (à l’instar de la loi Sapin).
20 ans plus tard, non seulement cette double peine n’est pas abolie mais les catégories d’étrangers protégés instaurées il y a 40 ans ont été supprimées.
Aujourd’hui, le SAF continue à demander « la suppression de la peine de bannissement que constitue l’interdiction du territoire français », entraînant une atteinte excessivement grave portée aux vies privées et famililales des étrangers, notamment à travers son livret Justice 2022. En ce sens, le SAF soutient qu’un étranger est un citoyen ordinaire et à ce titre ne doit pas subir une deuxième peine du seul fait qu’il est étranger.

 

Pour aller plus loin

  • Immigration : un régime pénal d’exception, le Gisti, juin 2012, https ://www.gisti.org/publication_pres.php ?id_article=2781
  • Double peine, N° 45 de Plein droit, la revue du Gisti, avril 2000, https ://www.gisti.org/spip.php ?article2837
  • L’interdiction du territoire français, La double peine judiciaire, Les cahiers juridiques du Gisti, Décembre 2008,
    https ://www.gisti.org/spip.php ?article1350
  • La peine de vie, Article extrait du Plein droit n° 5, novembre 1988 « Immigrés : police, justice, prison »
    https ://www.gisti.org/spip.php ?article3436

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