Indignité des locaux de garde à vue : une responsabilité inédite pour les avocats

PAR Loïc Le Quellec - SAF Seine-Saint-Denis | Nicolas Chambardon - SAF Marseille

La possibilité nouvelle pour les bâtonniers de visiter les locaux de garde à vue a permis à certains barreaux de faire condamner l’État à remédier à des situations totalement indignes et pour autant banales et connues de tous. Ce contentieux novateur a ouvert de manière inattendue une nouvelle bataille contre l’archaïsme de la garde à vue, pour la dignité.
Le SAF doit être en première ligne.

La garde à vue, qui reste profondément marquée par son histoire, été pensée et créée comme un espace obscur et secret.
La mesure a été inventée à cause des avocats, et contre les droits de la défense.
En 1897, sous la IIIe République, la grande loi Constans a permis à la défense d’intervenir lors de l’instruction criminelle, et à assister aux interrogatoires dans les bureaux des juges d’instruction. Il s’agissait dans le principe d’une rupture nette et totalement novatrice avec le principe pluriséculaire d’une procédure totalement secrète.
Et soudainement, les suspects sont opportunément restés secrètement aux mains de la police durant quelques heures, ou quelques jours si nécessaire, avant d’arriver dans le cabinet du juge, avec quelques procès verbaux d’interrogatoire dans leur fouille.
Ce n’est qu’en 1963 que la garde à vue, mesure officieuse de délégation de l’obtention des aveux à la police sera légalisée, en ne faisant qu’entériner et encadrer les usages, ignorant totalement les droits de la défense et la protection de la dignité des suspects.
Il fallut 30 ans, et notamment la mort du jeune Aïssa Ihich en 1991 dans un commissariat à Mantes la Jolie, lors des premières « émeutes des banlieues », pour qu’à l’issue d’un combat déjà mené par le SAF, un avocat puisse avoir un simple contact avec le suspect… après la 20e heure (loi 93-2 du 4 janvier 1993).
Le SAF a inlassablement mené cette bataille pour la protection des droits et de la dignité des personnes gardées à vue, jusqu’à la loi du 14 avril 2011, qui a renforcé les possibilités d’intervention de l’avocat (qui restent très limitées), ou la loi du 18 novembre 2016, qui a rendu l’avocat obligatoire pour les mineurs.
Les portes qui se sont ouvertes aux avocats du fait de ces réformes sont parfois pour eux l’occasion d’entrevoir la profonde indignité des conditions d’enfermement.
Au fil de leurs interventions, les passages fugaces dans l’espace ténébreux de la zone de rétention, les multiples entretiens, les heures passées dans les locaux au contact de l’atmosphère générale des lieux, permettent de prendre la mesure de ce que sont parfois l’insalubrité des cellules, l’impossibilité de s’étendre, l’absence totale d’accès à l’hygiène, la difficulté d’accès aux toilettes ou à l’eau de boisson, les cris et les coups dans les portes, le froid, la chaleur suffocante, les humiliations…
Ces situations, qui ne relèvent d’aucune fatalité, simplement banales, génèrent souvent un pesant sentiment d’impuissance.
La fréquentation des juridictions pénales montre que pour la magistrature du siège, la triste indignité d’une garde à vue ne met jamais en péril une procédure.
Depuis les années 2000, des dispositifs de contrôle ont été mis en place. Pensés pour prévenir les situations d’abus en les mettant justement en lumière, ils ne semblent avoir aucun effet sur la situation désastreuse de certains commissariats.
En 2000, les parlementaires ont créé pour eux même la possibilité de visiter les lieux de privation de liberté. Ils s’en sont en réalité très peu saisis. Les recherches en ligne sur les visites de commissariat renvoient pour l’essentiel à des articles de presse régionale sur des visites en « soutien (inconditionnel) à nos forces de l’ordre ».
Depuis 2008, le Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté (CGLPL) produit d’excellents rapports, largement ignorés par les pouvoirs publics, qui n’ont donc que très peu de conséquences sur les situations dénoncées.
En 2023, après encore une fois un efficace travail plaidoyer du SAF, les bâtonniers se voyaient accorder un droit de visite par l’article 719 du Code de procédure pénale, comme les parlementaires.
Mais que les avocats allaient-ils pouvoir faire de plus que le CGLPL ou les élus de la nation ?
Les actions des barreaux de Seine-Saint-Denis et de Marseille en donnent une belle illustration.
En Seine-Saint-Denis, lors de leur première visite de commissariat à Bondy, le bâtonnier et les membres du Conseil de l’Ordre l’accompagnant constataient une situation totalement désolante. Devant l’absence totale de réaction des autorités concernées à la suite de la diffusion du rapport de visite, le barreau décidait d’engager un référé « mesures utiles ». Le 13 décembre 2023, le tribunal administratif de Montreuil condamnait l’état à engager des travaux dans la zone de rétention du commissariat, à assurer un service de nettoyage efficient, à fournir un local avocat digne et décent, le tout sous astreinte.
À Marseille, l’ordre s’engouffrait dans la brèche et engageait une procédure analogue pour le commissariat Division Nord et le commissariat de l’Évêché. Le SAF intervenait volontairement. Par une décision du 29 janvier 2024 à la motivation particulièrement sévère, le tribunal administratif constatait l’indignité et le caractère attentatoire aux droits fondamentaux des locaux des deux commissariats et condamnait également le ministère de l’Intérieur à remédier aux situations constatées.
Ces deux décisions faisaient suite à deux précédentes décisions des tribunaux administratifs de Nice et de Nîmes obtenues dans des conditions similaires.
Les visites des bâtonniers ont donc permis à certains barreaux d’engager des contentieux totalement inédits et il faut le dire inattendus, par la voie du référé conservatoire ou « mesures utiles ».
Ces victoires judiciaires qui peuvent paraître isolées, sont en réalité une petite révolution.
Pour la première fois, les visites d’autorités extérieures sont suivies d’une forme de contrainte et sont donc susceptibles de changer les choses en profondeur si les actions se multiplient.
Néanmoins, la réaction des autorités n’a pas tardé à arriver.
Ainsi, à Marseille en janvier 2024, le Parquet a opportunément rédigé un rapport très complaisant sur les conditions de garde à vue au commissariat central quelques jours avant l’audience devant le tribunal administratif.
En Seine-Saint-Denis en juin 2024, lors d’une visite au commissariat des Lilas, il a été opposé au Bâtonnier et au membre du conseil de l’ordre qui l’accompagnait une note de service, interdisant toute prise de photo.
L’unique raison de cette interdiction est évidemment que les photos insérées dans le rapport de visite du commissariat de Bondy avaient pesé dans la décision du tribunal administratif de Montreuil condamnant le ministère de l’Intérieur.
La loi permettant aux Bâtonniers de visiter les locaux de garde à vue a donc ouvert une action pour la dignité, dans un domaine où régnaient l’impuissance, l’immobilisme, l’indifférence ou la complaisance.
Au vu de réactions telles que celles de la préfecture de Police de Paris ou du parquet de Marseille, pour l’exécutif, il est préférable que la garde à vue reste cet espace obscur et secret qu’elle n’a jamais cessé d’être.
Pour le SAF, le combat pour la dignité reste plus que jamais engagé. Une nouvelle bataille est en cours. Reste à la gagner.

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