PUBLIÉ LE 17 juin 2020

Police française : sortir du déni et changer d’ère

Les quelques mesures annoncées par le ministre de l’Intérieur sont loin d’être suffisantes. Il faut repenser le cadre des interventions policières et encadrer strictement les conditions des contrôles d’identité.

Il aura fallu le meurtre en direct d’un homme noir sous le genou d’un policier blanc pour que le monde prenne enfin conscience que les violences policières sont l’affaire de tous. En France, le ministre de l’Intérieur s’était jusqu’alors illustré par un déni choquant de toute violence policière.

Sommé par le président de la République et face à la multiplication des faits documentés de violences, il est finalement contraint de proposer des mesures pour enfin tenter de juguler le phénomène des violences policières et du racisme qui gangrènent la confiance des Français dans les forces de l’ordre, sans toutefois aller jusqu’à admettre que ce phénomène est systémique et ne se résume pas à une question de personnes ou de « brebis galeuses ». 

Mais annoncer, sous la pression populaire, quelques mesures de bon sens pour éteindre l’incendie (plus grande fermeté des sanctions disciplinaires, « tolérance zéro » contre le racisme…) sera très certainement insuffisant pour que les choses changent durablement. N’oublions jamais que la police n’est qu’une arme au service d’une vision politique de l’ordre social. Ce n’est pas autre chose que dit Philippe Capon, secrétaire général Unsa-Police (gardiens de la paix), lorsqu’il affirme que « le gouvernement nous a utilisés pour faire barrage à un certain nombre de choses : les gilets jaunes, les manifestations contre la réforme des retraites, le confinement, etc. » 

En finir avec le malaise profond entre la police et une partie de la population suppose que la doctrine de la police soit repensée dans une logique de paix sociale au plus haut niveau de l’Etat comme dans les rangs de la police. La loi a beau déclarer que nul ne peut être traité différemment en raison de sa couleur de peau et de ce qu’elle est supposée révéler de son origine, le fonctionnement de nos institutions ne s’est toujours pas défait de ses biais racistes. Ainsi des personnes perçues comme noires ou arabes ont une probabilité vingt fois plus élevée que les personnes blanches d’être contrôlées par les services de police. Vingt fois…

Face au tribunal, toutes les voix ne se valent pas

Loin de se limiter à l’espace public, ces rapports se retrouvent dans les procédures judiciaires et administratives. Praticiens du droit, artisans de la défense, nous constatons chaque jour que devant un tribunal toutes les voix ne se valent pas. La loi peut disposer que les procès-verbaux ne valent qu’à titre de renseignement, nous savons que la parole d’un fonctionnaire de police bénéficie d’un plus grand crédit que toutes les autres. Dans ces conditions, comment les victimes de violences, de racisme, ou des deux à la fois, peuvent-elles faire valoir leurs droits ? Invariablement mis en doute, celles et ceux qui accusent les forces de l’ordre de violences devront redoubler d’efforts pour se faire entendre.

Pire, il n’est pas rare que dans le cadre de débordements, la police cherche à masquer sa responsabilité : dissimulation illégale des numéros d’identification, citoyens et journalistes empêchés de filmer, téléphones détruits, procès-verbaux de complaisance destinés à couvrir des collègues, plaintes déposées à l’encontre des victimes, à titre préventif ou de représailles, pour des faits qualifiés de rébellion, outrage ou encore violence contre personnes dépositaires de l’autorité publiques…

Là où les policiers plaignants ou mis en cause bénéficient d’un avocat pris en charge par l’Etat au titre de la protection fonctionnelle, leurs victimes doivent financer avec parfois difficultés les honoraires des avocats assurant leur défense. Là où les procédures diligentées contre des policiers, lorsqu’elles ne sont pas classées sans suite, s’inscrivent dans la durée, permettant l’exercice plein et entier des droits de la défense, les personnes poursuivies à la suite de plaintes de policiers passent régulièrement en comparution immédiate.

Pour être reconnu victime de la police en France, il ne suffit pas de croire en la justice, il faut l’arracher.

Nous voyons alors émerger de nouvelles formes d’organisations et de nouveaux espaces de luttes : des observatoires des pratiques policières ou des libertés publiques, des groupes d’échanges d’expériences communes, de partage de conseils juridiques. Ils filment, témoignent, dénoncent. Ils rassemblent les preuves et œuvrent – mieux que ceux qui en ont en principe la charge – à la manifestation de la vérité.

Notre temps révèle les failles d’une société trop confiante envers ses institutions. Ses aspirations démocratiques, égalitaires et solidaires ne peuvent cohabiter avec la violence et les discriminations. Nos représentants, qui faute de les subir refusent de les abolir, doivent aujourd’hui sortir du déni.

Repenser et encadrer les interventions policières

D’abord, il est urgent de repenser le cadre des interventions policières et encadrer bien plus strictement les conditions des contrôles d’identité. En tout état de cause, la traçabilité de ces opérations et l’identification de leurs auteurs doivent être renforcées (présences systématiques de RIO, respect de l’interdiction de porter des cagoules, caméras embarquées et remise de récépissé pour tout contrôle).

De la même manière, l’usage de la force doit être modéré. Il est aussi urgent d’interdire les gestes et techniques d’immobilisation violents tels que le plaquage ventral ou le pliage, et de revenir sur les doctrines d’armement massif des effectifs de police et d’utilisation des armes.

Ensuite, l’institution policière ne pourra échapper à son nécessaire examen interne. Elle ne peut continuer d’assurer que les violences et discriminations dénoncées sont des actes individuels et isolés sans interroger son corps en intégralité. Ce faisant, elle comprendra que les faits de ces agents ont aussi été rendus possibles par l’esprit dans lequel ils ont été formés puis ont évolué. Elle ne pourra dès lors que revoir ses conditions de recrutement et le contenu de ses formations pour libérer des réflexions nouvelles sur le racisme, la gestion de crise ou l’environnement social.

Malheureusement, loin de s’engager dans cette voie, le gouvernement semble vouloir instrumentaliser la légitime colère contre cette réalité. Ainsi, sous couvert d’y répondre en interdisant le recours aux méthodes d’étranglement, il annonce une généralisation du pistolet à impulsions électroniques, connu pour avoir entraîné des centaines de décès aux États-Unis et dénoncé comme constituant une forme de torture par le Comité des Nations Unies contre la torture.

Déclencher des enquêtes indépendantes

Il y aurait pourtant à méditer sur le pragmatisme américain en ces périodes de recueillement à la mémoire de George Floyd. Ainsi les démocrates ont-ils proposé, dans un texte de 134 pages baptisé Justice in Policing Act, une série de mesures allant de l’interdiction des techniques d’interpellation par étranglement à la restriction du recours à la « force létale », en passant par l’obligation pour les agents des unités fédérales de police de porter une caméra corporelle ou encore de l’ouverture d’un registre national des bavures policières.

Les élus démocrates souhaitent également faciliter le déclenchement d’enquêtes indépendantes sur les unités de police soupçonnées de dérapages structurels, interdire le « profilage racial » pratiqué par les agences fédérales ou encore redéfinir la notion de légitime défense trop largement retenue au profit de la police.

Alors si « la France ce n’est pas les Etats-Unis », comme on l’entend tel un disque rayé depuis quelques jours de tous les commentateurs qui jusqu’alors n’avaient jamais élevé la voix contre les violences policières, ne peut-on pas au moins s’inspirer de ces mesures de justice ? Le droit ne peut pas tout mais en point d’appui d’un réveil des consciences et d’une volonté politique, il est une arme de progrès.

https ://www.liberation.fr/debats/2020/06/16/police-francaise-sortir-du-deni-et-changer-d-ere_1791389

Partager