Lettre ouverte du Syndicat des avocats de France à Madame Nicole Belloubet,
Ministre de la Justice, Garde des Sceaux
Madame la Ministre,
A la suite de la promulgation de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, le gouvernement est aujourd’hui habilité à intervenir par voie d’ordonnances pour faire face à l’épidémie de Covid-19.
Ce texte vous autorise à aménager le fonctionnement de l’institution judiciaire dans nombre de domaines, ce compris en matière pénale.
Nous regrettons que cette loi, dont votre Gouvernement est à l’initiative, n’envisage une nouvelle fois l’adaptation des règles procédures qu’au détriment des droits de la défense et déplorons que vous ne vous soyez pas autant mobilisée pour permettre l’intervention des avocats dans des conditions de sécurité sanitaires satisfaisantes.
Alors que vos ordonnances détermineront la vie judiciaire des prochaines semaines et donc notre activité professionnelle, nous vous présentons ici quelques observations.
1. En ce qui concerne les gardes à vue, la loi d’habilitation permet au Gouvernement d’adapter « les règles relatives au déroulement des gardes à vue, pour permettre l’intervention à distance de l’avocat et la prolongation de ces mesures pour au plus la durée légalement prévue sans présentation de la personne devant le magistrat compétent » (article 7 2° d).
a) En premier lieu, il nous semble impératif que l’intervention à distance de l’avocat ne puisse être envisagée qu’à titre subsidiaire et qu’autant que l’avocat y a explicitement consenti. Cette modalité d’intervention des justiciables ne saurait de toute évidence s’expliquer par la seule impossibilité d’offrir aux auxiliaires de justice et aux justiciables des conditions de sécuritaire sanitaire adaptées. Aussi, nous rappelons que des moyens de protection doivent être garantis à tous dans les commissariats et gendarmeries.
b) En second lieu, il n’est pas admissible qu’un justiciable voit sa privation de liberté prolongée sans qu’elle puisse être présentée devant le magistrat compétent pour en apprécier l’opportunité, faute de quoi le principe constitutionnel selon lequel « l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle » serait profondément atteint.
Si jamais cette mesure devait être intégrée dans les prochaines ordonnances, il nous semble évident que celle-ci ne pourrait être appliquée que face à des circonstances exceptionnelles et lorsqu’aucune autre solution ne pourrait être proposée.
En tout état de cause, elle ne devra jamais être appliquée à la garde à vue d’un mineur de dix-huit ans.
2. En ce qui concerne les juridictions d’instruction et de jugement, le Gouvernement est désormais autorisé à modifier « les règles relatives à la compétence territoriale et aux formations de jugement des juridictions de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire ainsi que les règles relatives aux délais de procédure et de jugement, à la publicité des audiences et à leur tenue, au recours à la visioconférence devant ces juridictions et aux modalités de saisine de la juridiction et d’organisation du contradictoire devant les juridictions » (article 7 2° c).
a) En premier lieu, nous rappelons la force et la pertinence du principe de la collégialité en matière pénale. Si le Code de procédure pénale a – récemment encore et à votre initiative – ouvert les cas dans lesquels un justiciable peut voir son affaire examinée par un seul juge, la crise sanitaire que nous rencontrons ne peut justifier son parfait renversement. Aussi, les audiences pénales doivent se tenir dans les conditions prescrites par le Code de procédure pénale ou, à défaut de magistrats disponibles, être renvoyées à une date ultérieure.
b) En deuxième lieu, nous rappelons également que la publicité des audiences figure parmi les garanties apportées au justiciable au titre du droit au procès équitable. Il appartient dès lors aux juridictions d’organiser l’accueil du public de façon à satisfaire ce principe. Une absence de publicité et la banalisation du huis-clos seraient sources d’inquiétude et fragiliseraient l’assise démocratique de l’institution judiciaire.
c) En troisième lieu, la loi d’habilitation ouvre la porte dangereuse de la généralisation de la visio-conférence en matière pénale. Vivement opposés à son introduction dans les salles d’audience et à son utilisation abusive, nous réitérons nos critiques et observations quant à l’altération de l’action de juger et d’être jugé que cette technologie entraîne. Nous vous renvoyons, pour plus de détails, à l’ensemble des requêtes et mémoires présentés par le Syndicat des avocats de France devant la Cour de cassation et le Conseil Constitutionnel.
d) En quatrième lieu, nous observons que le texte adopté par le Parlement évoque sans précision l’aménagement des modalités d’organisation du contradictoire devant les juridictions pénales. Avocats de la défense, comme de la partie civile, nous savons qu’une décision de justice est avant toute chose le résultat d’un échange d’arguments entre parties. Le débat oral et contradictoire constitue une étape essentielle à l’élaboration d’un jugement pénal ; il appartient aux autorités de préserver, en toutes circonstances, cette idée et de prendre les mesures sanitaires appropriées pour la rendre durablement possible.
3.En ce qui concerne les détentions provisoires et les délais d’audiencement, la loi d’habilitation prévoit que le Gouvernement peut adapter « les règles relatives au déroulement et à la durée des détentions provisoires et des assignations à résidence sous surveillance électronique, pour permettre l’allongement des délais au cours de l’instruction et en matière d’audiencement, pour une durée proportionnée à celle de droit commun et ne pouvant excéder trois mois en matière délictuelle et six mois en appel ou en matière criminelle, et la prolongation de ces mesures au vu des seules réquisitions écrites du parquet et des observations écrites de la personne et de son avocat » (article 7 2° d).
a) En premier lieu, la loi d’habilitation autorise d’inédites prolongations de détention provisoire. Cette mesure est purement et simplement inacceptable. Rien ne justifie que l’on puisse prolonger au-delà des délais actuels – et déjà suffisamment longs – le placement en détention provisoire de personnes incarcérées bénéficiant de la présomption d’innocence.
Nous entendons rappeler que l’incarcération est inscrite dans le Code de procédure pénale comme étant une mesure exceptionnelle.
Nous considérons que si les audiences devant le juge des libertés et de la détention ou les juridictions de jugement ne peuvent se tenir dans les délais prévus par les textes, il appartient à l’institution judiciaire d’en tirer les conséquences légales et d’ordonner la mise en liberté des personnes détenues.
Cette position s’impose avec d’autant plus de force que les établissements pénitentiaires connaissent aujourd’hui des taux de sur-occupation élevés, exposant les personnes détenues à des risques de contamination inégalés à l’extérieur. La qualité de la prise en charge sanitaire s’en trouve par ailleurs nécessairement affectée.
b) En second lieu, concernant les conditions dans lesquelles la décision du juge des libertés et de la détention peut intervenir, nous nous inquiétons des perspectives ouvertes par la loi d’homologation. Nous refusons que ce débat oral soit transformé en un échange de réquisitions et d’observations écrites.
Nous demandons dès lors à ce que les règles habituelles soient respectées. Nous exigeons qu’une audience se tienne devant le juge des libertés et de la détention, dans des conditions de sécurité sanitaire satisfaisantes, de manière à recueillir les observations du prévenu et de son Conseil.
4. En ce qui concerne l’exécution des peines, la loi d’habilitation permet au Gouvernement d’aménager « les règles relatives à l’exécution et l’application des peines privatives de liberté pour assouplir les modalités d’affectation des détenus dans les établissements pénitentiaires ainsi que les modalités d’exécution des fins de peine et, d’autre part, les règles relatives à l’exécution des mesures de placement et autres mesures éducatives prises en application de l’ordonnance n° 45‑174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante » (article 7 2° e)
a) En premier lieu, concernant la situation des personnes détenues, la rédaction du texte est particulièrement floue et ne permet pas d’anticiper les choix du Gouvernement. Nous considérons en tout état de cause que le droit positif offre un certain nombre de possibilités aux juridictions pour favoriser la limitation de la propagation du virus en détention et la protection des droits des personnes détenues.
Nous rappelons qu’il appartient à l’administration pénitentiaire, placée sous votre responsabilité, de garantir aux personnes détenues le respect du droit à la vie, à la dignité et à la santé.
Nous demandons ainsi l’adoption d’une circulaire de politique pénale encourageant les aménagements de peine à l’aide des outils existants. Nous vous rappelons qu’il vous appartient de veiller à l’harmonisation des politiques pénales sur l’ensemble du territoire ; aussi, c’est à vous d’adresser à l’ensemble des chefs de juridictions et des procureurs de la République des directives claires tendant à la libération massive de personnes détenues.
Nous attirons votre attention sur la possibilité de prononcer des aménagements de peine hors commission d’application des peines, ce compris des libérations sous contrainte. Ces mesures doivent être ouvertes au maximum de personnes possibles, au-delà des conditions légales habituelles.
Nous vous invitons également à solliciter de Monsieur le Président de la République le prononcé de grâces individuelles pour les personnes exécutant des courtes peines ou ayant un faible reliquat de peine. Une loi d’amnistie peut également être envisagée.
b) En second lieu, à propos des enfants faisant l’objet de mesures de placement, nous rappelons les principes essentiels qui gouvernent cette matière. Il ne serait pas acceptable que la crise sanitaire en bouleverse l’équilibre et entraîne la prolongation de mesure restrictives de liberté en dehors de toute nécessité éducative.
5. En tout état de cause, parce que nous savons que les lois d’exception servent de d’expérimentation pour les Gouvernements, nous serons particulièrement vigilants quant à l’inscription de l’ensemble de ces mesures dans la durée.
Nous veillerons à ce que vous ne soyez pas, plus tard, tentée de les intégrer dans le droit commun pour transformer ces dispositifs exceptionnels en règles habituelles. Avocats, nous affirmons que l’état d’urgence sanitaire ne doit pas entraîner une nouvelle dégradation de l’institution judiciaire.
Veuillez recevoir, Madame la Ministre, nos salutations distinguées.