PUBLIÉ LE 13 mars 2025

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants Huitième rapport périodique de la France – 82ème Session (7 avril – 2 mai 2025)

 

La présente note vise à compléter les informations du Comité sur l’augmentation préoccupante des tirs policiers mortels en France, consécutive à l’adoption d’une loi, en 2017. Les ambiguïtés rédactionnelles et la dangerosité de ce texte, très largement critiquées, demeure contestées par les autorités françaises en dépit d’un rappel cinglant du Comité des droits humains, en novembre dernier.

* * *

En 2016, dans ses observations finales concernant le septième rapport périodique de la France, le Comité contre la torture s’était déclaré  « préoccupé par les allégations d’usage excessif de la force par les fonctionnaires de police et de gendarmerie ayant, dans certains cas, entraîné des blessures graves ou des décès ». En conséquence, dans la liste de points à traiter dans le cadre du présent examen, le Comité demandait à la France de « fournir des renseignements sur les mesures prises ou envisagées par l’État partie visant à renforcer la lutte contre tout usage excessif de la force par la police et la gendarmerie » (§ 17) et de « communiquer des informations détaillées sur toute autre mesure pertinente d’ordre législatif, administratif, judiciaire ou autre prise depuis l’examen du précédent rapport » (§ 24).

Or, depuis l’entrée en vigueur d’une loi du 28 février 2017, dite « Cazeneuve » le flou juridique du texte de loi (1.), comme de l’instruction interne qui en donnait une interprétation à destination des fonctionnaires de police (2.) a laissé penser à nombre de policiers que l’usage de leur arme était « assoupli », entraînant une explosion du nombre de morts, qui touchent en particulier les personnes racisées (3.). Cette augmentation massive, et l’émoi national entraîné suite à la diffusion des images de la mort de Nahel Merzouk à Nanterre le 27 juin 2023, ont donné lieu à une mission d’information de l’Assemblée nationale. Celle-ci a permis d’objectiver nombre de critiques formulées quasi-unanimement par des acteurs très divers sur les ambiguïtés du texte et sa dangerosité. Mais elle n’a eu pour l’heure aucun effet clarificateur (4.). Fortement attendue, la jurisprudence de la Cour de cassation s’est elle aussi avérée décevante (5.). En l’état actuel, et en dépit de la demande du Comité des droits humains en novembre 2024, visant à une réforme du cadre légal de l’usage des armes (6.), les autorités françaises refusent d’admettre les ambiguïtés et in fine la dangerosité de ce texte.

Depuis l’adoption de la loi, une centaine de personnes a été tuée par des balles de la police nationale, en sept ans. Ce faisant, comme l’a rappelé l’un des experts du Comité des droits humains, la France est devenue « le pays de l’UE où on compte le plus grand nombre de personnes tuées ou blessées par des tirs réalisés par des agents des forces de police ».

 

  1. Une texte de loi largement dénoncé comme ambiguë et dangereux, voire « criminel »

La loi française n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique, adoptée au terme d’une procédure accélérée, a introduit un article L435-1 dans le Code de la sécurité intérieure (CSI). Ce dernier prévoit que :  « Dans l’exercice de leurs fonctions et revêtus de leur uniforme ou des insignes extérieurs et apparents de leur qualité, les agents de la police nationale et les militaires de la gendarmerie nationale peuvent, outre les cas mentionnés à l’article L. 211-9, faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée : 3° Lorsque, immédiatement après deux sommations adressées à haute voix, ils ne peuvent contraindre à s’arrêter, autrement que par l’usage des armes, des personnes qui cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et qui sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ; 4° Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui  ». 

Le projet de loi initial comportait pourtant un cadre autrement plus strict et étroit, puisque la menace en cause devait être imminente, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme[1]. La légèreté avec laquelle les autorités françaises ont entrepris de remettre en cause le régime juridique de l’usage policier des armes, qui constitue en démocratie la condition de la légitimité de l’exercice par l’État de la violence, ne peut manquer de questionner quant à l’adéquation de l’évaluation des risques en présence et de l’adéquation des mesures opérationnelles préventives. Il est à noter que l’avis rendu par le Conseil d’État sur ce projet de loi a porté uniquement sur la première mouture du texte de l’article L435-1, 4°, qu’il saluait comme gagnant en lisibilité. En outre, un premier examen du cadre juridique en la matière avait été confiée à une mission, qui avait, en juillet 2013, «[écarté] l’idée d’une modification du cadre légal d’usage des armes à feu» mais avait proposé «de codifier, par une disposition réglementaire, les conditions jurisprudentielles d’un usage légal des armes à feu, à savoir les exigences d’actualité de la menace, d’absolue nécessité et de proportionnalité.»[2].

De la même manière, le gouvernement et le Parlement n’ont pas pris en compte les mises en garde solennelles émises par les instances nationales des droits humains. Le Défenseur des droits, dans un avis n° 17-02 en date du 24 janvier 2017, avait interpellé les parlementaires dans des termes d’une rare vigueur : « L’enjeu est considérable. Il s’agit de définir les conditions d’application d’un fait justificatif à une infraction pénale pouvant aller jusqu’à l’homicide. S’il est à saluer la référence expresse à la notion  « d’absolue nécessité » et au caractère strictement proportionné de l’usage des armes au premier alinéa de l’article 1er du projet de loi, ces notions semblent se diluer dans les nombreux paragraphes de l’article. L’extension de ces cas aux policiers fait perdre en clarté les principes simples de la légitime défense qui sont déjà mal compris. En effet, le cumul de ces cas ajoute à la difficulté d’analyse des situations concrètes que pourront rencontrer les forces de l’ordre. Cette architecture nous éloigne de l’article 122-5 du code pénal dans lequel seulement trois notions dictent l’usage d’une arme : nécessité, proportionnalité et simultanéité ».

La Commission nationale consultative des droits de l’homme a pour sa part adopté un avis à l’unanimité[3] : « La portée de la condition d’ »absolue nécessité » énoncée à l’alinéa 1er de l’article L.435-1, est sérieusement atténuée par le libellé des autorisations d’usage des armes concernant les individus  « susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celle d’autrui » (L. 435-1, 3°et 4°). Sur ces points, le Parlement a supprimé la condition d’atteinte imminente que comportait le projet initial. La rédaction retenue in fine élargit singulièrement, par la dimension hypothétique qu’elle introduit, le spectre des circonstances autorisant l’utilisation des armes à feu. En clair, il est à craindre que de telles dispositions ne conduisent à l’utilisation des armes à feu dans des situations relativement fréquentes de courses-poursuites en zone urbaine, les fonctionnaires de police en venant à considérer que le véhicule pourchassé crée, par la dangerosité de sa conduite, un risque pour l’intégrité des autres usagers de la route et des passants ».

Dès l’adoption de la loi, la doctrine a estimé que « le législateur place [les agents des forces de l’ordre] dans une situation plus que délicate, laquelle sera certainement source d’un important contentieux, puisqu’il revient à l’agent d’apprécier le degré de probabilité de réalisation de l’acte d’agression. Cette situation n’est pas sans susciter, à juste titre, un certain nombre d’inquiétudes»[4]. Plus récemment, et à la lecture du contentieux effectivement nombreux constaté depuis lors, le professeur Olivier Cahn a également dénoncé «le faible degré de sécurité juridique» offert par ce texte, et sa «piètre rédaction». «Une contradiction fondamentale affecte l’article L. 435-1 CSI. Pris en ses 2° à 4°, il est dommageable pour les agents de la force publique, en ce qu’il suggère un assouplissement des conditions de l’usage des armes – donc une autorisation de la loi allant au-delà de la légitime défense – que dément l’alinéa 1er du même texte, qui seul satisfait aux exigences conventionnelles, auxquelles le législateur ne pouvait valablement déroger»[5]. En conséquence, l’auteur propose « de rapporter l’article L. 435-1 CSI à son seul alinéa 1er, qui se suffit à lui-même,l’exigence de simultanéité de la riposte étant déduite de celles de stricte proportionnalité et d’absolue nécessité par la chambre criminelle ».

Mais la voix la plus dure vis à vis du texte, la qualifiant de « criminel », est celle d’un avocat pénaliste spécialisé dans la défense des policiers et gendarmes, qui pointe lui aussi la contradiction des termes de l’article L435-1 : « il avait prévenu la commission des Lois du Sénat au moment de l’examen du projet de loi que ces dispositions constituaient « une bombe à retardement » car « des citoyens [allaient, si elles étaient adoptées,] mourir pour un défaut de permis, et des policiers [iraient] en prison ». Il déplore ainsi le message porté à l’époque auprès des policiers selon lequel ils disposaient, avec cet article L. 435-1, de nouveaux droits, notamment en cas de refus d’obtempérer. Ce message était pour lui « criminel » car il a provoqué plus de tirs, et des poursuites systématiques à l’encontre des forces de l’ordre. Le rapport entre le premier alinéa très ferme et le 4° formulé de manière plus souple, constitue pour lui une « schizophrénie » et un risque pour l’ensemble des policiers qui peuvent « passer dans la machine à broyer judiciaire » alors qu’ils ont agi de bonne foi en respectant le cadre juridique et les enseignements qu’ils ont reçus. Le mot « susceptibles » qui figure au 4° est tout particulièrement en cause. Il serait trop flou et en contradiction avec la jurisprudence et l’interprétation des magistrats, qui eux, souhaitent que le danger soit « imminent »»[6].

La première présidente de la cour d’appel de Poitiers, Gwenola Joly-Coz estime que l’expression actuellement en vigueur dans l’article L.435-1 «  ouvre la porte à des interprétations permanentes  » des policiers et des juges. C’est également l’avis du Syndicat de la magistrature[7]: «Sous l’empire du texte actuel, le 4° de l’art L.435-1 du CSI, il faut [aux policiers] évaluer si « les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ». C’est éminemment difficile. Et si finalement le conducteur est mort par tir policier dans le dos, même si sa fuite aurait entraîné la mort d’un piéton, pourra-t-on jamais l’établir ? L’on pourra ainsi discuter longuement des conséquences putatives d’un comportement tout aussi putatif. Ainsi, il apparaît que l’aléa judiciaire est énorme et le législateur ne peut le réduire qu’en restreignant le droit de tirer, sauf à priver le juge de tout contrôle de l’action des forces de l’ordre, ce qui n’est pas conforme aux exigences de l’État de droit dans un régime démocratique ».

Malheureusement, cet appel n’a pour l’heure pas du tout été entendu (voir infra n°4).

 

  2. Une instruction interne affirmant l’existence d’un « assouplissement » de la loi

Les effets du flou rédactionnel de l’article L. 435-1 CSI ont en outre été amplifiés par une instruction de la police nationale (« instruction Falcone »). L’instruction DGPN17-513-D, du 1er mars 2017, intitulée « nouveau cadre juridique de l’usage des armes », insiste avant tout sur l’« assouplissement » opéré par le nouveau texte législatif : « Contrairement à la légitime défense, la condition de simultanéité est assouplie. En ce sens, l’article L435-1 va au-delà de la simple légitime défense. Il n’est pas exigé que l’individu menace immédiatement et directement soi-même ou autrui pour faire usage de l’arme contre lui ». Plus loin, le texte explique : « Cet assouplissement de la condition de simultanéité par rapport au droit commun de la légitime défense renforce la capacité opérationnelle des policiers en leur permettant d’agir plus efficacement tout en bénéficiant d’une plus grande sécurité juridique et physique, en leur évitant d’avoir à se placer délibérément en situation de légitime défense, souvent au péril de leur vie, pour mettre fin à un péril pour eux-même ou pour autrui ».

A l’unisson du professeur Olivier Cahn[8], un rapport de l’Assemblée nationale estime que « l’instruction délivrée aux policiers a été moins précise, détaillée et pédagogique que celle délivrée aux gendarmes. Lors de son audition, le professeur Alain Bauer a particulièrement insisté sur ce point, considérant que « le vrai problème » n’a pas été la loi du 28 février 2017, « mais la manière dont elle a été interprétée ». Pour lui, l’instruction du directeur général de la police nationale de l’époque était de nature « politique et communicationnelle » et a consisté à interpréter la loi pour des motifs de communication interne, « pour calmer les tensions internes à la police » tandis que celle du directeur général de la gendarmerie nationale souligne que les règles fondamentales ne changent pas et « insiste notamment sur les conditions d’absolue nécessité et de proportionnalité ». Toujours selon le professeur Bauer, cela a pu laisser penser que « la gendarmerie a gardé le pied sur le frein tandis que la police a appuyé sur l’accélérateur » et peut expliquer la hausse temporaire du nombre de tirs contre les véhicules en mouvement que l’on constate en 2017 ».

Il semble d’ailleurs que la qualité rédactionnelle de l’instruction « Falcone » était tellement médiocre, qu’elle a été discrètement annulée et remplacée par une instruction de la DGPN en date du 26 mai 2021 au contenu beaucoup plus sobre, mais pas pour autant explicite sur le critère d’immédiateté[9].

 

3. Une augmentation massive des tirs policiers mortels après 2017

Les dangers posés par le flou du cadre juridique se sont matérialisés. Les chercheurs Sébastian Roché, Paul le Derff et Simon Varaine se sont ainsi penchés sur la corrélation entre le nombre de décès dans ce cadre juridique d’intervention policière et cette évolution législative. Leur travail scientifique se fonde sur les chiffres d’intervention et de décès avant la loi (de septembre 2011 à février 2017), puis après (de mars 2017 à août 2022), ainsi que sur une comparaison avec les pays voisins. Le résultat met en évidence le nombre de 0.32 décès par mois à l’issue d’un tir sur un véhicule, contre 0.06 avant la réforme[10]. Les tirs policiers mortels ont donc été multipliés par cinq après la réforme. Comme le relèvent les chercheurs, « si la loi de 2017, qui assouplit les conditions de tir sur les occupants de véhicules, était hors de cause, comment expliquer que ce soit uniquement ce type de tirs qui augmente  ? ».

Divers représentants de la police nationale avancent pourtant que cette explosion du nombre de personnes tuées serait due à une augmentation des refus d’obtempérer et à celle de leur dangerosité. Cette assertion, outre qu’elle constitue un argument classique de la rhétorique répressive (ce n’est jamais la répression qui s’accentue, mais la population qui est plus dangereuse), ne semble pas résister à l’analyse. D’abord, les chercheurs ont procédé dans leur étude à un double contrôle comparatif de l’évolution observée (méthode des doubles différences) : avec deux pays européens voisins (Belgique, Allemagne), et avec l’évolution des tirs ne visant pas des véhicules en mouvement (pour lesquels la loi n’a pas ou très peu changé en 2017). Ensuite, il s’avère que les tirs policiers ont augmenté bien plus que ceux de la Gendarmerie nationale, comme le montre le graphique ci-dessous.

L’argument policier est enfin mis en difficulté par l’analyse de la période la plus récente, après la mort de Nahel Merzouk, tué par balle à Nanterre le 27 juin 2023. Une analyse de la presse locale et nationale, confirmée par la lecture du rapport 2023 de l’IGPN, établit le constat suivant : aucun décès n’est intervenu pendant près d’une année après la mort de Nahel, et l’émoi national qui en a découlé[11]. En 2023, le nombre de tirs effectués par des policiers avec leur arme individuelle de service connaît une baisse historique[12]. Tout semble donc indiquer que la pratique policière est loin de n’obéir qu’à la pure nécessité, mais qu’elle est aussi très sensible aux contextes juridique, politique et social.

Une recherche universitaire sans précédent, menée sur un échantillon exhaustif de victimes de l’usage excessif de la force meurtrière (toutes causes confondues) en France entre 1990 et 2016 a par ailleurs permis de mettre en évidence le profil type de ces victimes : des « jeunes hommes, étrangers, immigrés ou descendants de l’immigration postcoloniale issus des classes populaires ». En particulier, la recherche pointe « la très grande part des étrangers, immigrés et descendants d’immigrés parmi les victimes de faits policiers mortels, particulièrement l’immigration d’Afrique du Nord. En se concentrant seulement à partir des victimes dont on a une information sur l’origine migratoire, il est possible de déterminer que les étrangers, immigrés ou descendants d’immigrés ont 5,9 fois plus de risques d’être tués par les forces de l’ordre que les personnes sans lien avec l’immigration, au regard de leur part sur l’ensemble de la population sur le territoire français »[13].

Concernant précisément les victimes de tirs policiers mortels, les familles et collectifs de victimes dénoncent les effets racistes de la loi Cazeneuve. Pour Issam El Khalfaoui[14], «l’introduction d’une notion complètement subjective («lorsque les occupants sont susceptibles d’être dangereux») a créé une inégalité sans précédent dans la loi. Alors que le racisme et l’islamophobie n’ont jamais été aussi forts, que nombre de policiers sont d’extrême droite, il va de soi qu’un jeune racisé est très souvent perçu comme dangereux par les forces de l’ordre, quelles que soient les circonstances, contrairement à un jeune blanc»[15]. Au total, depuis l’adoption de la loi du 28 février 2017, une centaine de personnes est morte sous les balles de la police nationale, en seulement sept années.

 

4. Un rapport parlementaire éclairant, mais resté lettre morte

Ces chiffres, et l’émoi national déclenché par les images choquantes de la mort de Nahel Merzouk, ont conduit l’Assemblée nationale à mettre en place une «  mission parlementaire d’information sur la hausse du nombre de refus d’obtempérer et les conditions d’usage de leurs armes par les forces de l’ordre  », clôturée le 29 mai 2024[16]. Si cette mission a permis de mettre à jour un certain nombre de faits et d’arguments marquants (voir supra n°2 et 3), force est de constater que cet imposant et long travail est pour l’instant resté lettre morte.

D’abord, soulevant toutes sortes d’objections, les deux députés rapporteurs[17] ont cherché à « relativiser les résultats » de l’étude statistique des chercheurs précitée, tout en notant son « caractère à première vue implacable  ». Pour ce faire, ils ont notamment reproché aux chercheurs de faire «  dès le départ, une interprétation partiale de la loi de 2017. L’étude précise en effet que « la loi de février 2017 relative à la sécurité publique autorise les policiers français à tirer sur les occupants de véhicules même lorsqu’ils ne représentent pas une menace immédiate«  ». La confusion sur ce point précis du texte se trouve ainsi utilisée pour en justifier la poursuite.

Ensuite, les deux rapporteurs n’ont pas réussi à trouver un accord sur la nécessité, ou pas, de modifier les dispositions législatives en cause. Le député Thomas Rudigoz a estimé que le texte ne devait pas être modifié, utilisant d’arguments souvent spécieux. Il estime ainsi que la rédaction actuellement en vigueur s’avère « une solution sans doute imparfaite, mais comme le serait toute autre alternative ». Pour lui,  « maintenir l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure dans sa rédaction actuelle se justifie aussi bien au regard des précisions utiles qu’il permet que des risques que sa modification pourrait engendrer en termes de stabilité normative, ce qui d’ailleurs, sur ce sujet précis, pourrait avoir des implications très importantes et très graves », et « revenir en arrière serait aussi donner raison à tous ceux qui considèrent que cet article et son 4° constituent des « permis de tuer ». Votre rapporteur Thomas Rudigoz ne peut l’accepter ».

Enfin, et en dépit de tous les constats rapportés supra, le parlementaire estime que le texte « apparaît clair et ne laisse place à aucune marge d’interprétation ». Du côté de l’ancienne majorité présidentielle, le débat parlementaire a donc manqué de sérénité et de bonne foi. De son côté, le député Roget Vicot a estimé qu’«  il ne faut pas laisser dans le cadre juridique des formulations qui pourraient faire penser que le cadre a été assoupli et l’usage de l’arme facilité  », recommandant le retrait du caractère «  susceptible  » de la menace afin d’y préférer les adjectifs « manifeste » et « imminente  ». Le groupe PS à l’Assemblée nationale a immédiatement annoncé le dépôt d’une proposition de loi en ce sens[18]. Hélas, sur ces entrefaites, la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République le 9 juin 2024 a annulé tous les travaux parlementaires. Sur le plan législatif, le dossier est pour l’heure laissé en l’état.

Les deux députés ont cependant réussi à s’entendre sur une proposition : « Établir une instruction commune à la DGPN et à la DGGN relative à l’usage de l’arme, sur le modèle de celle de la gendarmerie ». Les parlementaires prennent acte des nombreux griefs formulés au cours de leur mission, par des personnalités diverses, sur la maladresse de la formulation de l’instruction « Falcone » du 1er mars 2017, et du remède réglementaire insuffisant opéré par l’instruction subséquente du 26 mai 2021. Il reste à espérer que les services du ministère de l’Intérieur vont suivre les recommandations parlementaires.

 

5. Une unique jurisprudence qui maintient le flou

En parallèle de cette dommageable inertie législative et réglementaire, le pouvoir judiciaire s’est abstenu de jouer le rôle d’interprétation législative qu’il a pourtant été appelé à tenir. En mai 2024, la Cour de cassation a en effet été amenée à statuer sur la mort de Luis Bico, abattu par un fonctionnaire de la police nationale le 19 août 2017 à Chalette-sur-Loing (Loiret). Non seulement l’affaire Bico était emblématique, s’agissant d’un des tous premiers morts observés dans le cadre d’un tir mortel suite à refus d’obtempérer intervenu après l’entrée en vigueur de la loi du 28 février 2017, mais elle constituait aussi la première (et à ce jour unique) affaire dans laquelle la Haute juridiction pénale était appelée à livrer son interprétation du 4° de l’article L435-1.

Dans ce dossier, la cour d’appel avait positionné très clairement le débat juridique, estimant qu’ « il ne saurait être fait application de l’article L435-1 1° du code de la sécurité intérieure » (un dispositif juridique très proche de la légitime défense), mais que les policiers « ont fait usage de leurs armes dans les conditions prévues par l’article 435-1 4° du code de la sécurité intérieure ». La cour excluait tout danger immédiat au moment des tirs en retenant que « les éléments de l’instruction ne permettent pas de retenir que des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique étaient portées contre les policiers ou contre autrui au moment des tirs dès lors que les policiers s’étaient écartés ainsi que les témoins et qu’il n’est pas établi que des personnes se trouvaient alors sur la trajectoire du véhicule dans sa fuite ». Néanmoins, elle avait conclu à l’irresponsabilité pénale du fonctionnaire, estimant que les conditions de l’article L435-1 4° étaient remplies.

De façon très décevante, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu une décision de non-admission du pourvoi, non motivée, qui ne permet pas de comprendre le raisonnement suivi par la Cour. Le rapport du magistrat rapporteur dans ce dossier maintient la confusion la plus totale sur le critère pourtant décisif de « l’immédiateté ». D’une part, le magistrat rapporteur se réfère à une précédente décision de la Cour de cassation (rendue elle, en termes très clairs) pour rappeler que « bien que le texte ne le précise pas expressément, l’usage de l’arme doit être réalisé dans le même temps que sont portées des atteintes ou proférées des menaces à la vie ou à l’intégrité physique des agents ou d’autrui »[19]. Mais quelques paragraphes plus haut, le magistrat rappelle que dans le cas de l’article L435-1 4°, « la référence à l’imminence a été supprimée à l’occasion des débats parlementaires, le rapporteur du Sénat, M. François Grosdidier relevant : “nul n’est capable de définir l’imminence, pas même les magistrats : est-ce une affaire de secondes, de minutes ? N’oublions pas que ce texte a vocation à être utilisé concrètement par les forces de l’ordre. Que doivent-elles faire si deux terroristes armés, après sommations, n’obtempèrent pas et s’enfuient ?” ».

Dans son rapport, le magistrat ne tire pas de conclusion explicite de cette contradiction apparente. Néanmoins, en rejetant implicitement et sommairement le pourvoi, la Cour de cassation donne raison à la cour d’appel, et semble donc valider la légalité d’un tir opéré même en l’absence de danger « imminent ». Auprès de Flagrant déni, la chercheuse en droit pénal Catherine Tzutzuiano analyse : « Il aurait été intéressant que la chambre criminelle de la Cour de cassation se prononce dans cette affaire portant précisément sur le point 4° de l’article L.435-1 du CSI. Les juges de la cour d’appel ont bel et bien indiqué dans leur motivation que les tirs ont été effectués alors que personne ne se trouvait dans la trajectoire du véhicule et, pour cette raison, qu’il ne saurait être fait application du 1° de l’article L. 435–1 mais du 4° de cet article. Précisant ceci, les juges du fond indiquent, in fine, qu’en l’espèce, les conditions d’usage des armes diffèrent du cas de la légitime défense stricte (visé au 1°). Partant, et en substance, lorsqu’il est fait application de ce 4°, la nécessité du tir ne résulte pas de l’immédiateté ou de l’imminence de l’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique des personnes mais de la forte probabilité de réalisation de cette atteinte, compte tenu des éléments objectifs dont disposent les forces de l’ordre au moment du tir. C’est donc, bel et bien, me semble-t-il, une temporalité différente qui est prise en considération pour justifier le tir, suivant qu’il est fait application du 1° ou du 4° de l’article L.435-1 du CSI ».

La Cour européenne des droits de l’Homme vient d’être saisie dans ce dossier d’un grief tiré d’une méconnaissance des stipulations de l’article 2, protégeant le droit à la vie, et de la jurisprudence de la Cour, qui imposent, au titre de « l’absolue nécessité » de l’usage de la force meurtrière, le respect du principe d’immédiateté[20]. Sur le plan judiciaire également, la clarification se fait donc attendre.

 

6. Un mutisme persistant des autorités françaises en dépit d’un cinglant rappel à l’ordre du Comité des droits humains

Le 7 novembre dernier, le Comité des droits humains de l’ONU a rendu ses observations finales sur la France. Il s’est dit « gravement préoccupé par le nombre de décès résultant de l’utilisation des armes à feu par les forces de l’ordre lors des contrôles de la circulation routière ». Le Comité s’est inquiété de ce que les violences policières, et notamment les homicides policiers, « toucheraient de façon disproportionnée les membres de certains groupes minoritaires, en particulier les personnes d’ascendance africaine ou d’origine arabe, les peuples autochtones et les migrants ».

En conséquence, il estime que la France devrait « réexaminer et, le cas échéant, réviser le cadre juridique, les doctrines et les procédures opérationnelles régissant l’usage de la force par les agents des forces de l’ordre ». Le Comité se réfère aux Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, qui prévoit notamment que « les responsables de l’application des lois ne doivent pas faire usage d’armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave »[21].

En octobre 2024, au cours des échanges diplomatiques avec la France dans le cadre de l’examen par le Comité des droits humains[22], la délégation française s’est contentée d’affirmer laconiquement que l’introduction de la loi Cazeneuve de 2017 répondait «à la nécessité des deux forces de [police et gendarmerie] de définir un régime commun d’usage des armes. Je ne donnerai pas lecture du quatrièmement de cet article, qui est très clair et qui concerne plus particulièrement le cas particulier des refus d’obtempérer  ». Ainsi qu’il a déjà été dit (supra, n°1), la clarté du texte est pourtant remise en cause de toute part.

José Manuel Santos Pais, l’un des experts du Comité, a quant à lui très clairement exposé le problème :

« Le nombre de morts a été multiplié par cinq après la loi de 2017, et la France est devenue depuis quelques années le pays de l’UE où on compte le plus grand nombre de personnes tuées ou blessées par des tirs réalisés par des agents des forces de police. Est-ce que l’État partie serait disponible pour réviser le cadre légal concernant l’usage des armes et amender l’article L435-1 du Code de la sécurité intérieure en limitant le recours aux armes à feu aux situations de légitime défense ?  ».

A aucun moment la France n’a répondu à cette question.

 

[1]    https ://www.senat.fr/leg/pjl16-263.html

[2]    https ://www.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-des-dossiers-de-presse/Protection-fonctionnelle-des-policiers-et-gendarmes . M. Guyomar était alors magistrat au Conseil d’État.

[3]    Avis sur la loi relative à la sécurité publique NOR : CDHX1706463V JORF n°0051 du 1 mars 2017

[4]    C. Tzutzuiano, RSC, 2017.699

[5]    O. Cahn, Le pouvoir sans l’ordre, RSC, 2024.213

[6]    Propos de Laurent-Franck Liénard repris par le rapport de l’Assemblée nationale détaillé infra, n°4

[7]    https ://www.syndicat-magistrature.fr/notre-action/justice-penale/2641-mission-dinformation-sur-la-hausse-des-refus-dobtempe-rer-et-lusage-des-armes-par-les-forces-de-lordre-nos-observations.html

[8]    O. Cahn, Le pouvoir sans l’ordre, RSC, 2024.213, préc.

[9]    Il est à noter que ces textes, qui constituent le cadre réglementaire effectif de l’activité policière en la matière, n’ont jamais été rendus publics par le ministère de l’Intérieur. Flagrant déni a néanmoins pu se procurer l’un et l’autre document, qui sont consultables ici : https ://www.flagrant-deni.fr/wp-content/uploads/2023/06/2017.03.1-instruction-DGPN-usage-armes-police-1.pdfhttps ://www.flagrant-deni.fr/wp-content/uploads/2024/03/2021.05.26-note-DGPN-arme-individuelle-censuree.pdf

[10]  https ://esprit.presse.fr/actualites/sebastian-roche-et-paul-le-derff-et-simon-varaine/homicides-policiers-et-refus-d-obtemperer-44252

[11]  https ://www.liberation.fr/societe/police-justice/mort-de-sulivan-sauvey-a-cherbourg-une-policiere-mise-en-examen-pour-meurtre-20240612_JGV52DZTZRHVTEX3HAO3ZWHNCE/

[12]  189 déclarations de tir en 2023 : IGPN, rapport annuel d’activités 2023, page 16. A cause du long délai de publication des rapports de l’IGPN, les chiffres des usages de l’arme et des décès par balle pour 2024 ne sont pas connus.

[13]  Paul Le Derff, Faire voir, faire parler, faire taire, La publicisation des faits policiers mortels en France, université de Lille, thèse de doctorat en sciences politique soutenue en février 2023, non publiée.

[14]  Père de Souheil El Khalfaoui, tué par la police à Marseille le 4 août 2021, et co-iniateur de l’association Stop violences policières et du projet 435-1 m’a tué·e.

[15]  L’analyse de trois proches de victimes sur les conséquences de la loi Cazeneuve sont à lire ici : https ://www.flagrant-deni.fr/cest-la-loi-qui-a-permis-a-la-police-de-tuer-nos-freres/

[16]  https ://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion_lois/l16b2692_rapport-information

[17]  Thomas Rudigoz était membre de la majorité présidentielle, Roger Vicot membre du Parti socialiste, qui avait été à l’initiative du projet de loi du 28 février 2017

[18]  https ://www.lemonde.fr/societe/article/2024/05/29/refus-d-obtemperer-une-proposition-de-loi-pour-preciser-l-usage-des-armes-pour-les-forces-de-l-ordre_6236185_3224.html

[19]  Crim., 6 octobre 2021, n°21-84.295, D. 2021.1868 ; RSC 2022. 54, obs. Y. Mayaud ; AJ pénal 2021. 535, obs. J. Lasserre Capdeville

[20]  Parmi une jurisprudence claire, abondante et constante : Giuliano et Gaggio c/ Italie, GC, §193 ; Toubache c/ France §49 ; Mendy c/ France §32 ; Wasilewska et Kałucka c/ Pologne, § 53 ; sur l’analyse de ces principes par la doctrine, voir notamment Tzutzuiano, préc., RSC 2017.699

[21]  https ://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/basic-principles-use-force-and-firearms-law-enforcement

[22]  https ://webtv.un.org/en/asset/k14/k14ia460ax

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