Sous couvert de péril imminent et perpétuel, les choix de l’exécutif en matière de lutte contre le terrorisme affaiblissent l’État de droit et la démocratie.
Le projet de loi constitutionnelle dite de « protection de la nation », la prorogation de l’état d’urgence, ainsi que le projet de loi relatif au renforcement de la lutte contre le crime organisé, réduisent les garanties qui protègent les libertés individuelles, en faisant de l’exception le droit commun.
Ces mesures écartent l’autorité judiciaire, gardienne des libertés individuelles, et sapent le principe démocratique de la séparation des pouvoirs.
Elles renforcent les pouvoirs des autorités de police administrative, Premier ministre, Ministre de l’intérieur et préfets, sans contrôle juridictionnel a priori et effectif. Le pouvoir exécutif peut ainsi mettre en œuvre des procédures (rétentions de personne contrôlée, assignations à résidence, perquisitions) qui portent atteinte à la liberté d’aller et venir, à la protection du domicile privé et au respect de la vie privée et familiale, sans contrôle préalable garantissant la nécessité de ces mesures et la protection des droits.
Dans une République où le pouvoir législatif est déjà soumis à l’exécutif, ces mesures sont de nature à transformer profondément notre démocratie en régime arbitraire.
L’état d’urgence perpétuel
Quelle est aujourd’hui la légitimité de la prorogation de l’état d’urgence ? Passé de 12 jours à 3 mois, il est proposé de l’allonger à 6 mois, sans garantie qu’il ne sera pas reconduit indéfiniment. Est-il encore question de rétablissement de l’ordre et la sécurité publics soumis à une menace imminente qui justifierait la restriction des libertés ?
Si la menace terroriste est permanente, les procédures judiciaires antiterroristes permettent des mesures renforcées en matière de contrôles ou de perquisitions judiciaires, pour des faits de préparation d’actes terroristes. Cet arsenal, déjà très ferme, permet un respect a minima des droits de la défense et des victimes, contrairement aux procédures de l’état d’urgence.
Sanction des comportements
La révision, le 20 novembre 2015, de la loi relative à l’état d’urgence du 3 juin 1955 a intégré, dans le dispositif, la notion extensive, indéfinie et subjective de « comportement ».
Ainsi, des mesures de restriction de liberté peuvent être prises sans justification factuelle puisque le texte s’applique aujourd’hui dès lors qu’ « il existe des raisons sérieuses de penser que [leur] comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics».
Cette formulation, pour le moins imprécise, instaure un régime de suspicion sans vérification de la réalité de la menace ni d’éléments probants. Peuvent être mises en cause des personnes du fait de leur appartenance à une communauté, d’un changement d’habitudes de vie, de pratique religieuse, de liens avec de vieux contacts Facebook, etc. sans que soit avérée une quelconque activité dangereuse.
Ces mesures s’appliquent également par ricochet à des activités sans lien direct avec des risques terroristes : ainsi en est-il de l’assignation à résidence de militants souhaitant manifester dans le cadre de la COP 21 ou de supporters sportifs interdits de centre ville pour cause de soldes.
Les conséquences de ces mesures sont graves et très préjudiciables pour la personne visée et sa famille : les perquisitions portent atteinte aux principes d’inviolabilité du domicile, au respect de la vie privée et familiale, et à la réputation vis-à-vis du voisinage ; les assignations à résidence restreignent de façon excessive la liberté d’aller et venir (déplacement limité au territoire de la commune, trois pointages par jour au commissariat, etc.) limitant grandement toute vie privée, sociale et professionnelle.
Dans la pratique, elles sont sources de discriminations, la pratique religieuse supposée constituant un indice de motivation de ces mesures.
Absence de recours effectif
Face à ces atteintes, il n’existe pourtant pas de recours effectif pour contester l’application de ces mesures.
Concernant les perquisitions administratives, l’intérêt pour le mis en cause de contester et de demander l’annulation a posteriori d’une mesure qui a déjà été mise en œuvre se trouve limité. En outre, lorsqu’elle s’avère finalement infondée, l’indemnisation des dommages subis est incertaine, l’administration pouvant écarter sa faute en justifiant d’un comportement qu’elle estime suspect.
Quant aux données informatiques copiées, elles ne font à ce jour l’objet d’aucune réglementation concernant leur utilisation et leur durée de conservation.
Plus généralement, l’ensemble de ces mesures repose sur des informations des services de renseignement, synthétisées dans les notes blanches, souvent basées sur des interprétations non circonstanciées, parfois erronées, difficilement contestables devant le juge administratif. Ce dernier admet en effet comme preuve ces simples notes, à charge pour la personne mise en cause de démontrer sérieusement que son comportement ne constitue pas un risque pour l’ordre et la sécurité publics.
En d’autres termes, la charge de la preuve est inversée, reposant sur la personne dont les libertés sont restreintes, confrontée à la démonstration impossible que l’inexistant n’existe pas. Le principe même du respect du contradictoire et de l’égalité des armes devant le juge n’est plus respecté.
Constitutionnalisation sans garantie
Le projet de loi constitutionnelle dite de « protection de la nation » vise pour sa part à inscrire l’état d’urgence dans la Constitution.
Alors qu’une telle constitutionnalisation devrait permettre d’instaurer des garanties exceptionnelles face à des mesures de police exceptionnelles, son principal objet est en réalité d’inscrire dans la Constitution un déséquilibre en faveur du pouvoir de police de l’exécutif.
Cette inscription aura pour effet de graver dans la loi fondamentale un régime d’exception dont la pratique actuelle démontre des risques importants pour la démocratie, la protection des libertés et le respect des droits de la défense.
S’il s’agit de modifier tant la Constitution que la loi sur l’état d’urgence, une telle réforme devrait au contraire définir précisément les conditions de son déclenchement, prévoir son encadrement et son contrôle par des garanties sérieuses et affirmer le rôle du juge judiciaire, garant des libertés individuelles, contre les rétentions arbitraires et les atteintes à la vie privée.
Renforcement du pouvoir de police et mise à l’écart du juge judiciaire
Pour la troisième fois en quatre ans, l’exécutif demande au Parlement de modifier la procédure pénale pour lutter contre le crime organisé.
Alors que la vocation originelle du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale était d’accroître le caractère contradictoire de la procédure pénale, le projet tel que présenté par le Gouvernement a pour objet principal de renforcer les moyens de lutte contre le terrorisme en restreignant l’intervention du juge judiciaire.
Ainsi, le Gouvernement envisage de confier au Parquet certains pouvoirs d’investigation dévolus au juge d’instruction. Il est prévu, dans le cadre des enquêtes, qu’elles soient préliminaires ou de flagrance, que le procureur de la République puisse ordonner des perquisitions de nuit, la captation de parole et la sonorisation de lieux d’habitation, après avoir obtenu l’autorisation du Juge des Libertés et de la Détention (JLD). Si l’exécutif met en avant l’existence du contrôle juridictionnel du JLD restera purement théorique. Comment, en effet, imaginer que ce juge puisse procéder à un contrôle effectif après une prise de connaissance, nécessairement rapide, d’un dossier – parfois volumineux – qui ne lui sera soumis que ponctuellement.
Ce projet, ne procure pas à l’enquête un caractère contradictoire suffisant : le Parquet restera seul décisionnaire, les suites à donner aux demandes ou observations formulées à ce stade étant laissées à sa libre appréciation, sans aucune possibilité de recours, bien loin des garanties attachées à la procédure devant le juge d’instruction.
Les pouvoirs du Parquet, dont la CEDH considère qu’il ne s’agit pas d’une autorité judiciaire faute de garanties d’indépendance à l’égard de l’exécutif, vont paradoxalement être renforcés, et ce alors qu’aucune des modifications statutaires qui s’imposent ne soient envisagées.
Autre régression manifeste : ce projet instaure le recours à une retenue purement administrative d’une personne qui a justifié de son identité, qui pourra durer jusqu’à quatre heures, sans information systématique du procureur, censé pourtant pouvoir y mettre fin à tout moment, sans notification des droits récemment acquis dans le cadre de la garde à vue ou de la retenue pour vérification du droit au séjour, tels que le droit au silence ou à l’assistance d’un avocat, ou encore d’un interprète. De même, les pouvoirs des forces de l’ordre, en matière de contrôle d’identité et de fouille sont étendus, sans précision de leurs étendus.
Alors que le candidat Hollande s’était engagé à lutter contre les contrôles au faciès, pour finalement y renoncer, il est à craindre que ces fouilles et retenues visent au final les personnes qui font déjà l’objet de contrôles récurrents.
En outre, les assignations administratives utilisées dans le cadre de l’état d’urgence vont être pérennisées sans aucune garantie contre un pouvoir qui démontre jour après jour son caractère arbitraire et sans recours effectif.
Enfin, le projet crée un cas d’irresponsabilité pénale des forces de l’ordre en matière d’usage des armes à feu, en cas d’homicide volontaire et de tentative d’homicide volontaire. L’absence de qualification juridique des conditions et circonstances de l’utilisation d’armes à feu, hors les cas de légitime défense ouvre la voie à des dérives graves, dans un domaine où les condamnations des agents de police pour homicide ou blessures, sont difficiles à mettre en œuvre.
L’objectif du projet est clair : renforcer les pouvoirs des Parquets pour éviter l’intervention du juge du siège statutairement indépendant. Cette défiance à l’égard du pouvoir judiciaire, sans renforcement du caractère contradictoire de la procédure d’enquête, ne constitue pas une réponse adaptée face à la menace terroriste. En réalité, le juge dispose déjà des outils juridiques pour investiguer, ses moyens humains et financiers pouvant, eux, être largement améliorés.
La nouvelle réforme de la procédure pénale doit écarter ces dispositions pour permettre enfin l’avènement d’une procédure contradictoire digne d’une justice garante des libertés individuelles.
Déchéance de nationalité, double peine et bannissement
Reste le débat sur la déchéance de nationalité qui ne doit pas occulter l’ensemble des autres mesures attentatoires aux libertés de cette série de réformes.
Outre la discrimination qu’elle installe entre Français ainsi que son évidente inefficacité, cette mesure vient ajouter aux peines déjà existantes et lourdes en matière de sanction des actes terroristes, une peine supplémentaire qui vise les binationaux.
Appréhender la nationalité sous l’angle de la sanction est un non-sens et marque un recul démocratique grave. La nationalité est avant tout le lien qui unit un État à un individu, créant ainsi des droits et des devoirs réciproques.
La nationalité est indissociablement liée à l’existence même de la société humaine en État de droit.
La déchéance de nationalité, appliquée aux crimes et délits d’actes de terrorisme, constituera le rétablissement d’une forme de bannissement quasi-définitif, contre toute vision d’une peine qui doit permettre de sanctionner et réparer, et renverra celui qui en est frappé à être exclu de la communauté humaine.
Extension de l’état d’urgence, réforme constitutionnelle et nouvelles attributions données au pouvoir exécutif en matière de police administrative : l’ensemble de ces réformes constitue un réel danger de remise en cause de l’État de droit et des principes démocratiques. La pratique actuelle des mesures liées à l’état d’urgence ne permet pas de constater que ces mesures seraient plus efficaces que celles relatives à la lutte contre le terrorisme confiée au pouvoir judiciaire.
En mettant à l’écart le juge judiciaire et les garanties procédurales qui accompagnent son exercice, tels les droits de la défense et le respect du contradictoire, il n’est plus possible de contrôler le pouvoir exécutif et ses services de police et de renseignement dont la pratique est aujourd’hui attentatoire aux libertés, et pour certaines discriminatoires.
Finalement, les réformes en cours illustrent parfaitement les choix politiques depuis ces quinze dernières années : des évènements de nature exceptionnelle sont utilisés pour justifier la construction d’un droit d’exception qui finit toujours par s’appliquer à la délinquance ordinaire, loin de produire l’efficacité recherchée pour les infractions qui en sont le prétexte d’origine.