PUBLIÉ LE 2 février 2024

Depuis plus de 10 ans, le monde des affaires essaie d’imposer la création de l’avocat salarié en entreprise ou le légal privilège pour les juristes d’entreprise, dont les correspondances, avis et consultations juridiques au bénéfice de leur employeur seraient couverts par une confidentialité rejoignant le secret professionnel de  l’avocat.

Le 16 novembre 2023, le Conseil Constitutionnel écartait la énième tentative d’un sénateur d’introduire cette possibilité via un cavalier législatif inséré dans la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027.

Le texte censuré a été re-déposé dès le lendemain via une proposition de loi tendant à Garantir la confidentialité des consultations juridique des juristes d’entreprises, qui doit être examinée dès le 7 février en commission des lois, puis en séance publique dès le 14 février.

 

Compétitivité et attractivité oblige ?

Il est prétendu que l’introduction d’un légal privilège à la française serait seul à même d’assurer l’attractivité de la France et la compétitivité de nos entreprises dans le monde, qu’à défaut « de nombreuses directions juridiques choisissent de s’établir dans des pays qui bénéficient de cette protection » et que « d’autres sociétés qui restent en France font le choix de ne pas recruter de juristes d’entreprises français et se tournent vers des lawyers anglo-saxons »… au détriment des avocats français.

C’est faux !

Le légal privilège à la française ne permettra pas de renforcer la compétitivité des entreprises françaises à l’international, notamment avec les pays de Common Law qui ne reconnaissent la confidentialité des avis et consultations qu’aux professions règlementées, ce qui n’est pas (encore) le cas des juristes d’entreprise en France. Le périmètre de la confidentialité n’atteindra pas non plus le niveau de protection attendu si l’on considère que même aux Etats-Unis les juges dénient toute confidentialité aux négociations et aux travaux préparatoires aux avis juridiques.

En revanche, l’introduction d’un légal privilège à la française offre aux entreprises un argument légal pour refuser que soient produits en procédure civile, commerciale ou administrative, les documents qui pourraient leur nuire comme étant couverts par la confidentialité, au mépris du droit à la preuve consacré par l’article 6 de la CEDH récemment rappelé par l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Ce super privilège des entreprises risque par exemple de priver des faux travailleurs indépendants de la possibilité d’établir le caractère intentionnel du travail dissimulé, des consommateurs victimes de produits défectueux de la possibilité d’établir la connaissance par le fabricant du danger, des salariés victimes d’accidents du travail de prouver la conscience qu’avait l’employeur du danger conditionnant la faute inexcusable, ou encore les citoyens et associations de prouver des violations au droit de l’environnement. C’est également un nouveau moyen de criminaliser les lanceurs d’alertes qui porteraient atteinte à ce nouveau secret interne.

 

La profession d’avocats n’en veut pas !

Le 3 juillet 2023, l’assemblée générale du Conseil national des barreaux a encore renouvelé son opposition « à la reconnaissance d’un légal privilège couvrant les avis, consultations et correspondances émis par les juristes d’entreprise, considérant qu’elle aboutirait à la reconnaissance d’une nouvelle profession réglementée et à l’affaiblissement du secret professionnel de l’avocat au préjudice des entreprises et des particuliers ».

La cohabitation du secret professionnel des avocats et du légal privilège au profit des juristes d’entreprise pourrait affaiblir le secret qui serait apprécié « à la baisse », alors même qu’il est déjà très attaqué.

 

L’indépendance : corollaire de la confidentialité

Pour nous, avocat-es indépendant-es, le secret professionnel n’est pas un droit, mais une nécessité, seule à même d’assurer la protection de la vie privée de tout un chacun, alors que les juristes en entreprise le revendiquent comme un droit au profit de leur entreprise.

La confidentialité des consultations juridiques d’entreprise renforcerait le secret des affaires et l’opacité en résultant, tout en instaurant une rupture d’égalité entre les justiciables selon qu’ils sont ou non une entreprise.

Les « améliorations » textuelles apportés dans la nouvelle proposition de loi (une définition de la consultation juridique conforme à celle proposée par le CNB dans sa résolution du 3 juillet 2023 ; l’exclusion des procédures fiscales et pénales ; une clarification des conditions de la levée de la confidentialité et l’obligation de recourir à un avocat dans certaines situations ; outre l’obligation de formation en déontologie des juristes d’entreprise), ne sont toujours pas de nature à rassurer sur ce qui s’annonce déjà comme la fin programmée de la profession d’avocat.

 

Galvauder la profession d’avocat est dangereux pour l’état de droit

Le SAF n’a jamais été dupe sur le fait que les juristes en entreprise dotés du légal privilège et formés en déontologie voudront tôt ou tard se voir reconnaître le titre d’avocat pour faire comme les « in-house counsels » des compagnies nord-américaines qui peuvent revendiquer leur appartenance au barreau.

Or, ces juristes même formés en déontologie, restent subordonnés à leurs employeurs eux-mêmes dispensés de toute déontologie, et donc dépendants d’eux. (https ://lesaf.org/legal-privilege-une-confidentialite-dangereuse/)

C’est exactement ce que juge la Cour de justice de l’Union européenne depuis l’arrêt Akzo Nobel du 14 septembre 2010 : « l’avocat interne, en dépit du fait qu’il soit inscrit au barreau et soumis aux règles professionnelles, ne jouit pas à l’égard de son employeur du même degré d’indépendance qu’un avocat exerçant ses activités dans un cabinet externe« .

Ne nous y trompons pas, cette proposition de loi, si elle était adoptée, finirait par tuer la profession, ce au détriment des droits des justiciables et de la garantie du bon fonctionnement de la justice, pilier de l’état de droit.

 

Partager