Un big bang ! C’est ainsi que le Monde décrit les propositions de réforme, parfois anecdotiques, parfois contraires à notre tradition juridique depuis la Révolution, contenues dans une lettre adressée à l’ensemble de la magistrature et du personnel des services judiciaires par le Garde des sceaux en début de semaine.
S’il se prévaut d’une soi-disant écoute attentive des difficultés de l’institution judiciaire pour proposer de prétendus remèdes, il tente en réalité de les convaincre que la seule logique qui les sauverait serait celle de la gestion des stocks et de la sanction.
Pourtant, toutes les personnes qui pratiquent les métiers du droit sont guidées par la volonté de participer à un sentiment de justice. Toutes veulent pouvoir dire qu’elle est rendue au nom du peuple.
Alors, certes ! le sentiment de justice exige de l’efficacité, mais personne ne se satisfait d’une justice toujours plus expéditive, excessive et hâtée, déshumanisée voire désincarnée.
Car c’est bien ce que le Garde des sceaux propose.
En matière pénale : des seuils d’emprisonnement minimaux et donc des peines automatiques, sans considération pour la complexité de l’individu et entraînant mécaniquement plus d’incarcérations ; des peines négociées pour les infractions les plus graves comme les viols ; voilà des mécanismes qui ressemblent à s’y méprendre aux caractéristiques essentielles de la justice pénale américaine — et qui l’ont conduite à incarcérer une plus grande proportion de sa population qu’aucun autre pays au monde et ce de surcroît selon une logique raciste.
Et le Garde des sceaux d’affirmer qu’il s’agirait là de bon sens, notamment budgétaire… C’est donc qu’il faut s’attendre également à la privatisation des prisons ?
Pas un mot non plus de la justice pénale des mineurs qu’une proposition de loi est en passe de bouleverser, sans que les objectifs très problématiques qu’elle se fixe ne soient même mieux atteints par les mesures déshumanisées proposées. Où est le Garde des sceaux soucieux du quotidien et de l’intérêt des personnels de la justice quand il faut, avec l’ensemble des syndicats de magistrats et de la protection de l’enfance, s’opposer à ce texte et demander à la place des moyens, utilisés intelligemment ?
En matière civile : barrer la route aux individus qui oseraient vouloir faire valoir leurs droits contre une entreprise, ou un autre individu, en les obligeant là encore à transiger sans qu’un juge ne puisse protéger celui qui en a besoin. De même, rendre difficile ou impossible pour les justiciables de recourir à la voie de l’appel. Dissuader les justiciables d’agir en justice en rendant systématique le paiement des frais pour la partie perdante, transformant la prise en charge des frais en punition (alors qu’il existe un article permettant une condamnation en cas de procédure abusive, ce qui n’a rien à voir), sans aucune considération pour l’équité et la situation financière de chaque partie.
A l’évidence, le Garde des sceaux ne peut pas sincèrement penser que ces stratégies vont améliorer de la justice. Il compte plutôt réduire la présence et la marge de manœuvre des juges.
C’est à croire que pour lui, le problème de la justice, ce serait le juge.
Le SAF constate que la réponse aux dysfonctionnements de la justice n’est jamais de favoriser la prévention sur la répression et encore moins d’opter pour améliorer la qualité de la justice rendue en permettant plus d’audiences ce qui réduirait les délais, plus de temps à consacrer au procès de tel justiciable, mais bien d’éloigner toujours un peu plus le juge de son justiciable et le justiciable de la justice.
C’est sans parler de la démagogie de cette lettre : par exemple, il est proposé de supprimer les envois papiers aux justiciables pour privilégier le numérique. Il en résulterait la possibilité d’embaucher 220 magistrats. Mais le numérique n’est pas gratuit. Quel cabinet de conseil sera-t-il embauché pour conceptualiser, mettre en œuvre et opérer ce système ? A quel prix ? Et quid de l’accès au juge et aux informations pour les justiciables ne disposant pas ou ne sachant pas utiliser le numérique ?
En outre, faut-il y lire un engagement à ces embauches ? Comme d’habitude, non.
Le renforcement du service public de la justice est appelé publiquement de leurs vœux par ceux qui en réalité le détruisent. Assez !
Le SAF est consterné de constater que la justice, déjà malmenée par les pouvoirs exécutifs successifs se voit reléguée par le gouvernement actuel au rang d’un sous-pouvoir sur lequel il aurait la mainmise « en simplifiant par la voie réglementaire, ce qui peut l’être » pour reprendre les mots de M. Darmanin.