LETTRE OUVERTE A MONSIEUR LE PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE FRANCAISE
Monsieur le Président de la République,
Nous sommes des avocat·e·s et des juristes intervenant quotidiennement auprès de mineur·e·s isolé·e·s étranger·e·s dans différents départements du territoire français.
Nous avons appris ce 20 octobre 2017 par un discours de monsieur Le Premier ministre devant le congrès de l’Assemblée des départements de France que l’Etat a décidé d’assumer l’évaluation de leur âge et leur hébergement d’urgence jusqu’à ce que leur minorité soit confirmée.
Le Premier ministre a précisé que « cet accueil d’urgence et cette capacité à dire si, oui ou non, nous sommes en face de mineur·e·s ou de majeur·e·s, doit relever de la responsabilité de l’État ».
Il a ajouté qu’il faudrait à cet effet « mettre en place des dispositifs d’accueil et un processus de prise en charge spécifiques, adapter les dispositions législatives » et « clarifier la question des coûts », étant précisé que « c’est le rôle de l’État d’accueillir dignement une personne étrangère sur notre territoire, de lui assurer la protection correspondant à son statut. »
Enfin, il a prévu « d’engager une mission d’expertise » qui pourrait rendre ses conclusions « d’ici à la fin de l’année ».
Or la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfance, complétée par le décret du 24 juin 2016 et les arrêtés du 28 juin et du 17 novembre 2016, a réaffirmé la place des mineur·e·s isolé·e·s étranger·e·s au sein du droit commun de la protection de l’enfance et a donc déjà mis en place un dispositif spécifique d’évaluation et d’accueil en urgence des enfants migrants non accompagnés.
Dans notre exercice quotidien, nous constatons sur l’ensemble du territoire français de très nombreuses défaillances dans la mise en oeuvre de ce dispositif, que ce soit au stade de la mise à l’abri immédiate du/de la mineur·e isolé·e, lors de l’évaluation de la minorité et de l’isolement puis au niveau de la prise en charge de ces jeunes vulnérables au sein des services de protection de l’enfance. Cet état de fait est d’autant plus choquant que la situation des mineur·e·s isolé·e·s étranger·e·s les rend particulièrement vulnérables et les expose aux abus et à la maltraitance (racket par les passeurs, mendicité et délinquance forcées, ateliers clandestins, prostitution, etc.), ce qui devrait au contraire inciter les autorités à les protéger au moins autant, sinon plus, que les autres enfants. Ce constat des dysfonctionnements du dispositif mis en place ne saurait appeler un glissement vers un cadre juridique spécial, hors du droit commun de la protection de l’enfance.
Nous sommes conscient·e·s que ces défaillances sont principalement liées aux difficultés financières générales des départements et nous nous sommes réjoui·e·s à l’annonce par le Gouvernement de sa décision d’allouer davantage de ressources à la protection des mineur·e·s isolé·e·s étranger·e·s, répondant ainsi à l’une des observations formulées par le Comité des droits de l’enfant le 23 février 2016.
En revanche, les déclarations faites par le Premier ministre ce 20 octobre 2017 nous semblent extrêmement préoccupantes dès lors que le Gouvernement aurait l’intention de valider et consolider les discriminations existantes en pratique et ce, sur le seul fondement de l’extranéité des enfants migrants.
La création d’un dispositif de prise en charge spécifique, discriminatoire, serait contraire aux engagements internationaux de la France et en particulier, à la Convention internationale des droits de l’enfant et notamment, à ses articles 2 (non-discrimination), 3-1 (prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant), 3-2 (obligation d’assurer à tout enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être en cas d’incapacité de ses responsables légaux) et 20 aux termes duquel l’enfant migrant non accompagné doit se voir accorder « la même protection que tout autre enfant définitivement ou temporairement privé de son milieu familial pour quelque raison que ce soit ».
Concernant la phase d’évaluation et de mise à l’abri, nous pensons que le financement par l’État du coût réel de l’évaluation et de la mise à l’abri serait une solution davantage conforme au principe de non-discrimination et aux droits de l’enfant, ainsi que le préconise le Défenseur des droits dans son avis n°17-10 du 11 octobre 2017. En effet, la mise à l’abri et l’évaluation des vulnérabilités et dangers, dont la minorité et l’isolement font partie, sont les premières mesures de protection de l’enfance.
Ces jeunes doivent être considéré·e·s comme des enfants, et non comme des étranger·e·s.
C’est pourquoi nous vous demandons solennellement de réaffirmer l’attachement de la France à la protection de tous les enfants présents sur son territoire, de réaffirmer le rôle de notre système de protection de l’enfance vis-à-vis de tou·te·s les mineur·e·s en danger, quels que soient leur nationalité, leur origine ou leur statut administratif, et ce dès leur arrivée sur le territoire français
Nous appelons à ce que la mission d’expertise en cours de création rassemble également avocat·e·s, magistrat·e·s du siège et associations de défense des droits, afin d’établir un diagnostic précis, améliorer la mise en oeuvre du dispositif existant et faire en sorte que tous les enfants présents sur le sol français bénéficient de la même protection, quel que soit le département où ils/elles se trouvent. Nous nous tenons à votre disposition pour partager par ailleurs nos constats.
Espérant que la présente lettre ouverte retiendra votre attention nous vous prions de recevoir, monsieur le Président de la République, l’assurance de notre plus haute considération.
Signataires au 24/10/2017 :
Me Bertrand Couderc, avocat au barreau de Bourges et président du Syndicat des avocats de France
Me Vanina Rochiccioli, avocate au barreau de Paris et présidente du GISTI
Jean-Luc Rongé, directeur du Journal du droit des jeunes
Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’Homme