PUBLIÉ LE 11 février 2016

Faisant suite à l’audition qui a eu lieu le 3 février 2016, nous vous prions de trouver nos observations, réflexions et propositions au sujet de l’état d’urgence. 

Il convient de rappeler brièvement, qu’à la suite des attentats perpétrés le 13 novembre 2015, le gouvernement a fait adopter la loi du 20 novembre 2015 prorogeant l’état d’urgence tel que prévu par la loi du 3 avril 1955. Puis il a proposé dans la foulée de réformer la Constitution et de soumettre au Parlement le projet de réforme de procédure pénale.

S’agissant du projet de loi de révision constitutionnelle le SAF a participé avec plusieurs autres associations et syndicats à une analyse approfondie et critique du régime juridique de l’état d’urgence et des enjeux de sa constitutionnalisation dans le projet de loi dit « protection de la Nation » :

En ce qui concerne le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, nous vous renvoyons à notre communiqué du 5 février 2016 en ligne sur le site du SAF :

http ://www.lesaf.org/blog-defense-penale.html ?fb_744340_anch=2858756

Nous avons souhaité nous concentrer sur la réalité de l’état d’urgence comme avocats mais également comme membres d’un syndicat d’avocats l’appréhendant dans notre pratique quotidienne.

Paris, le 11 février 2016,

Florian Borg, Président

Laurence Roques, Secrétaire Générale

Il ressort de la rédaction de la loi du 20 novembre 2015 comme de son application que l’état d’urgence confère un pouvoir important à l’exécutif en matière de police administrative.

 

Ce pouvoir est problématique dès lors :

– Qu’il est déclenché au regard d’éléments factuels faibles, voir de simples suspicions ;

En effet aux termes des dispositions de la loi du 3 avril 1955 révisée, « toute personne (…) à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics  » pourra faire l’objet des mesure prévues par l’Etat d’urgence et non plus seulement « toute personne (…) dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics  » comme exigée par la loi du 3 avril 1955 ;

 

Le législateur est passé du fait objectif avéré à la crainte subjective ;

– Que l’exercice de ce pouvoir peut-être attentatoire aux libertés individuelles telles que celles d’aller et venir, d’entreprendre, de travailler, ou aux droits fondamentaux comme celui du droit au respect de la vie privée et familiale, à la propriété (pouvoirs d’assignation à résidence, de perquisition, de fermeture de commerce, de saisie) ;

– Que les recours effectifs et les garanties procédurales contre les décisions arbitraires sont faibles.

I. CONSTAT

1.     Un faible taux de recours :

Les mesures prises au 7 janvier 2016 et les recours au 19 janvier 2016 (source, Ministère de l’intérieur et Conseil d’Etat) :

381 assignations à résidence, 61 contestations,

3021 perquisitions, 1 ou 2 contestations

Au TA

72 décisions

66 ordonnances de référé : 7 suspensions, 2 aménagements, 56 rejets, 6 décisions au fond

Au CE

19 décisions : 1 suspension confirmée, 9 rejets, 3 inversions du TA, 3 QPC

4 affaires pendantes

à 16 à 17% de contestations des assignations à résidence

à 0,07 % de contestations des perquisitions.

Les chiffres son éloquents. Nous sommes frappés par le peu de recours exercés alors même que les meures sont particulièrement contraignantes dans la vie quotidienne.

Les raisons sont multiples.

 

Elles résident tout d’abord dans l’absence d’information. Les décisions sont administratives. Elles sont donc notifiées directement aux personnes, sans débat préalable contradictoire, en méconnaissance des dispositions du code des relations entre le public et l’administration ; et sans avocat, contrairement aux mesures devant le juge judiciaire qui, pour la plupart, nécessitent un conseil ou sont précédées d’une garde à vue ou d’une instruction. De même les recours sont complexes et les personnes sont confrontées à la difficulté d’exercer leurs droits, l’accès à l’avocat n’étant pas facilité et l’établissement de la preuve, nous le verrons, délicat, dans un délai contraint de deux mois pour les recours au fond.

Il est difficile de constituer sa défense de manière effective alors même que la décision attaquée ne comprend que sommairement les éléments reprochés lesquels ne seront éventuellement produits qu’à l’audience et sous forme de notes blanches.

En outre la procédure de référé, du fait de l’urgence, se déroule devant un juge unique lequel aura la lourde tâche, soit de s’en remettre à l’administration, soit de prendre le risque de relâcher éventuellement un futur terroriste. La disparité des décisions des juges administratifs démontre que ce contentieux est peu adapté au juge unique mais nécessite une collégialité, d’autant que ces mesures, et nul ne le conteste, ont toutes trait à la liberté ou aux droits fondamentaux.

Enfin, concernant le référé, le fait que l’appel s’exerce, sous 15 jours, devant le seul Conseil d’État empêche concrètement un certain nombre d’administrés de contester la décision du juge, faute de moyens (l’aide juridictionnelle étant difficilement accordée), de l’éloignement du lieu de l’audience et d’un délai suffisant.

Il convient de rappeler qu’en matière de décision administrative restreignant les libertés, la jurisprudence et l’intervention du législateur ont permis dans d’autres cas d’éviter ce faible taux de recours. Ainsi, en matière d’hospitalisation et de soins sans consentement, le contrôle du juge judiciaire est désormais systématique et à bref délai. Il permet d’éviter toute procédure abusive. Une telle évolution devrait inspirer le législateur dans ses réformes concernant l’état d’urgence.

2.    Un contrôle non effectif par le juge administratif

Dans son avis du 17 novembre 2015, le Conseil d’Etat a considéré que le contrôle par le juge administratif de ces mesures était particulièrement protecteur dans la mesure où le juge des référés se prononce sans attendre et ordonne s’il y a lieu la fin de la mesure.

Ainsi, le Conseil d’État réduit le caractère protecteur à la seule question du délai.

Cette question est évidemment primordiale s’agissant de mesures restrictives de libertés fondamentales mais le juge judiciaire a toujours pu intervenir en référé également. De plus, il a fallu attendre les décisions du 11 décembre 2015 pour que le CE rappelle « qu’eu égard à son objet et à ses effets, notamment aux restrictions apportées à la liberté d’aller et venir, une décision prononçant l’assignation à résidence d’une personne, prise par l’autorité administrative en application de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, porte, en principe et par elle-même, sauf à ce que l’administration fasse valoir des circonstances particulières, une atteinte grave et immédiate à la situation de cette personne, de nature à créer une situation d’urgence justifiant l’intervention du juge administratif des référés ».

Enfin, la rapidité d’intervention du juge ne saurait à elle seule suffire à en faire un juge protecteur si d’autres principes comme ceux du débat contradictoire, de la charge et de la réalité de la preuve sont affaiblis.

 

Dans le cadre des contestations des mesures de police, le juge administratif est d’abord un juge de la légalité. Il n’est juge de la responsabilité que dans un second temps.

Cela change toute l’approche juridique des recours et notamment la charge de la preuve.

D’une manière générale, dans un procès civil, et a fortiori pénal, c’est à celui qui met en accusation, qui souhaite engager la responsabilité de l’autre, d’en apporter la preuve.

En revanche, dans le cadre du recours administratif, c’est à celui qui conteste la décision d’apporter la preuve de l’illégalité de l’acte. Cela signifie que c’est à la personne mise en cause par la décision d’apporter la preuve que son comportement n’est pas suspect. Certes, la procédure administrative n’est pas accusatoire et le juge administratif est en charge de l’instruction mais, en pratique, il use peu de sa prérogative.

 

2.1 Sur les perquisitions

Il s’agit bien de la limite la plus flagrante du contrôle a posteriori  : quel est l’intérêt de démontrer a posteriori l’illégalité d’une mesure qui a été appliquée ?

Reste alors le recours en indemnisation, mais il implique une production de preuves conséquentes alors que certaines personnes perquisitionnées ne connaissaient même pas quelle force de police a effectué les perquisitions et qu’aucun arrêté ne leur a été notifié.

En outre, engager la responsabilité de l’État sur ces perquisitions renvoie principalement à la preuve d’une faute qui pourrait être écartée par l’effet de la définition imprécise et extensive de base légale : le comportement de la personne mise en cause. Un comportement de celle-ci, même non fautif, pourra toujours justifier une perquisition.

Pourtant, les effets des perquisitions sont graves :

–       Personnes plaquées et menottées ;

–       Familles traumatisées ;

–       Violation et saccages des domiciles privés ;

–       Répercussions sur le voisinage.

2.2 Sur les assignations

Certes, le CE a rappelé quel était le pouvoir du juge

CE 11 décembre 2015, n° 395009, D. et autres,

Considérant 27 : « Il appartient au Conseil d’État statuant en référé de s’assurer (…) que l’autorité administrative, opérant la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public, n’a pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (…) ; le juge des référés (…) peut prendre toute mesure qu’il juge appropriée pour assurer la sauvegarde de la liberté fondamentale à laquelle il a été porté atteinte (…) ».

Mais il laisse en pratique au requérant le soin de rapporter la preuve de l’illégalité de l’acte administratif ce qui se résume dans le contentieux des mesures de l’état d’urgence à rapporter une preuve impossible compte tenu du statut des notes blanches.

Or, comme le souligne un magistrat de droit administratif voulu rester anonyme : « Cette question de l’administration de la preuve est fondamentale pour assurer l’effectivité du contrôle juridictionnel du juge administratif qui doit ici se comporter, exceptionnellement, en juge « quasi-pénal »  ; elle est également indispensable pour assurer, notamment à l’égard des citoyens, la crédibilité du juge administratif comme garant des libertés publiques contre l’action excessive de l’administration sous couvert de l’état d’urgence. A défaut d’une telle affirmation des pouvoirs d’investigation et de contrôle du juge administratif face aux services de police, qui est d’ailleurs de la responsabilité, en premier lieu, des magistrats administratifs eux-mêmes, la suspicion souvent infondée, de complaisance du juge administratif envers l’Etat ne pourra que se voir renforcée, hélas pour une fois sur le fondement d’une constatation objective [1].

Depuis longtemps le CE a confirmé la validité de la note blanche comme élément de preuve ;[2] sous réserve que les pièces en question aient été versées au dossier et aient été débattues dans le cadre de l’instruction contradictoire. (CE, Ass., 11 octobre 1991, Ministre de l’intérieur c./ Diouri, n° 128.128, Rec. T., p. 890 ; CE, 3 mars 2003, Ministre de l’intérieur c./ Rakhimov, n° 238.662, Rec., p. 75).

Le rapporteur public, Monsieur Xavier DOMINO, rappelait lors de l’audience du Conseil d’État relative à des dossiers similaires (CE 11 décembre 2015, n° 395009, D. et autres), qu’il appartient « aux juges, surtout lorsqu’il s’agit comme en l’espèce du seul élément étayant la décision de l’administration, de s’attacher, dans le cadre du contrôle de la réalité des faits, à ce que seuls les éléments de faits contenus dans la note soient regardés comme probants, à l’exclusion de toute interprétation ou extrapolation (…) ».

Rappelé par le CE 11 décembre 2015, n° 395009, D. et autres,

Considérant 28 : «  qu’aucune disposition législative ni aucun principe ne s’oppose à ce que les faits relatés par les  » notes blanches  » produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d’être pris en considération par le juge administratif (…)  ».

Aussi à ce jour pour le CE il suffit que la note blanche soit produite au débat pour qu’elle soit admise et il revient au requérant de la contester.

Notre pratique ainsi que les exemples récents pris dans des décisions de la justice administrative démontrent que, dans les conditions actuelles, contester la note blanche revient à établir une preuve négative, impossible tant ces notes sont indigentes, peu détaillées, imprécises, non datées et non circonstanciées. D’ailleurs Human Right Watch s’inquiétait déjà dans un rapport de 2007 du fait que les critères minima de recevabilité des notes blanches n’étaient ni suffisamment clairs ni respectées dans la pratique et que les juges administratifs les reprenaient in extenso[3].

Exemple sur l’impossibilité de preuves négatives et renversement de la charge de la preuve :

TA Rennes, 6 janvier 2016, n°1506003, M. X.,

 

Considérant 6 : « Considérant, en particulier, que le ministre de l’intérieur s’est fondé, pour prendre la décision contestée, sur des éléments mentionnés dans deux « notes blanches » produites au débat contradictoire ; (…) que si M. X. conteste la réalité de ces éléments, il se borne à produire les bonnes appréciations professionnelles dont il fait l’objet, mais ne fournit aucune attestation ou autre pièce (…) ».

TA Dijon, 1er février 2016, n°1600109, M. A.,

« Considérant (…) qu’eu égard aux éléments connus de l’administration concernant les activités de MM. B. et C., même si ces deux personnes n’ont pas fait l’objet, elles-mêmes, de mesures d’assignation à résidence, malgré les erreurs contenues dans les notes blanches quant à la situation familiale de M. A, malgré l’absence de preuve formelle des agissements mentionnés, et bien que la seconde note blanche comporte des éléments qui ne sont pas suffisants pour étayer l’existence d’une menace liée au comportement de M. A, (…) le ministre a pu estimer qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le comportement de M. A. constituait une menace pour la sécurité et l’ordre publics, compte tenu de la situation ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence (…) » ;

2.3 Quelle appréciation des arguments de l’administration ?

Il existe un véritable risque à ne se fonder que sur une appréciation des services de renseignement. On retrouve ainsi dans les arguments de l’administration :

·      Des fausses informations (des condamnations qui n’existent pas)

CE 22 janvier 2016, n° 396116, M. B.,

Considérant 7 : «  Considérant (…) que s’agissant de sa mise en cause dans une affaire de trafic de véhicules en 2008, il résulte de l’instruction qu’il a en réalité été entendu comme simple témoin, lui-même se disant victime, sans que le ministre ne l’ait contesté à l’audience (…) ».

 

·      Des interprétations – rappelons que l’administration analyse un comportement basé un faisceau d’indices – ses interprétations s’avèrent parfois erronées mais restent toutefois impossible à contester ;

Un changement de comportement :

TA Paris, 28 novembre 2015, n°1519404/9, M. X.,

 

Considérant 2 : « M. X s’était brutalement radicalisé, s’isolant et refusant toute vie sociale en dehors de la mouvance islamiste et sur le souhait qu’il aurait manifesté de rejoindre les rangs de Daech en Syrie. À l’appui de son mémoire en défense, le ministre de l’intérieur produit une note des services de renseignement qui précise que M. X a fait l’objet d’un signalement en juillet 2015 en raison d’un changement de comportement de l’intéressé sur son lieu de travail et de son projet de départ en Syrie. Cette note expose également que M. X s’est vanté auprès de ses collègues d’avoir des membres de sa famille, notamment des cousins tunisiens, ayant combattu et combattant dans les rangs de l’État islamique. Si M. X produit à l’appui de sa requête des attestations d’anciens condisciples de l’École nationale supérieure de mécanique et d’aéronautique de Poitiers, au sein de laquelle il a obtenu des diplômes à l’issue de l’année universitaire 2011-2012, et d’anciens collègues de travail qui témoignent de sa sociabilité, et une attestation d’une de ses amies qu’il présente comme sa compagne et qui réside à Bordeaux, aucun de ces documents ne contredit le changement récent de comportement signalé à partir de l’été 2015 de M. X. En outre ce dernier ne conteste pas avoir tenu les propos relatés dans la note des services de renseignements concernant des membres de sa famille ayant rejoint les rangs de l’État islamique.

Un casier judiciaire, connu des services de police pour des infractions de droit commun, des liens étroits avec son frère connu des forces de l’ordre pour avoir tenu des propos radicaux :

TA Bordeaux, 08 décembre 2015, n°1505132, M. M.,

Considérant 9 : « (…) que le ministre de l’intérieur produit une note des services de renseignement qui précise que l’intéressé a un profil violent, a fait plusieurs séjours carcéraux, a été libéré de prison le 5 novembre 2015, est connu pour des faits de vol en janvier 2002, d’infraction à la législation sur les stupéfiants entre 2005 et 2010, de port d’arme de 6ème catégorie en novembre 2009 et août 2012, de violences conjugales en 2015, s’intéresse à l’idéologie pro-djiadiste et a des liens étroits avec son frère M. M., défavorablement connu des services de police pour avoir tenu notamment de propos radicaux et pro-djihadistes ; (…) que par suite, en retenant à l’encontre de M. M., qui est connu de longue date des forces de l’ordre pour des faits de délinquance de droit commun, son adhésion aux thèses djihadistes, le ministre ne s’est pas fondé sur des faits matériellement inexacts ; (…) le ministre de l’intérieur n’a pas entaché sa décision d’erreur d’appréciation ni porte atteinte de façon excessive à sa liberté d’aller et de venir ni à celle de travailler alors même que l’intéressé aurait à sa charge un enfant (…) ».

Changement de nom, nouvelle pratique religieuse et déclarations de la mère :

TA Cergy, 31/12/15, n° 1510995, M. X.,

Considérant 11 : « Considérant (…) qu’il existe des raisons sérieuses de penser que par son comportement vis-à-vis des membres de sa propre famille et plus particulièrement de sa mère et de ses collègues de travail féminines, par son changement rapide d’apparence physique et vestimentaire postérieurement à sa conversion récente à l’islam au cours du premier semestre de l’année 2014, par ses nouvelles fréquentations, par ses pratiques religieuses y compris sur son lieu de travail, par ses propos rapportés par sa mère dans une main courante déposée le 24 octobre 2014 et au cours d‘un échange informel avec les services de police le 27 mai 2015, auquel fait référence une note blanche des services de renseignement soumise au débat contradictoire, selon lesquels il se fait dorénavant appeler « Mohamed » (…), M. X. adhère aux thèses de l’islam radical, que la probabilité qu’il commette des actes de violences en lien avec ses convictions religieuses ne peut être écartée (…) ».

Il convient de noter que pour un cas identique, une autre juridiction a pris la décision inverse :

TA Poitiers 23/12/2015, n° 1502827, M. E.,

Considérant 10 : « Considérant (…) que le changement de comportement alimentaire, vestimentaire et social, ainsi que les relations entretenues avec des personnes présentées comme appartenant à la mouvance islamique radicale ne sont pas contestés, notamment par la production d’attestations ou de témoignages ; (…) que, toutefois, le ministre de l’intérieur ne pouvait, en se fondant sur ces seules circonstances, retenir une radicalisation de M. E. constituant une activité qui s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics au sens et pour l’application des dispositions précitées de         l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 (…) ».

 

· Des suspicions par ricochet, sans lien avec le terrorisme et l’objet de l’état d’urgence

CE, 11 décembre 2015, n° 395009, M. X.,

Considérant 19 : « Considérant que, pour prendre cette décision, le ministre de l’intérieur s’est fondé sur la gravité de la menace terroriste sur le territoire national et sur la nécessité de prendre des mesures afin d’assurer la sécurité de la (…)  » COP 21  » (…) ; que le ministre a relevé qu’avaient été lancés des mots d’ordre appelant à des actions revendicatives violentes, aux abords de la conférence et de sites sensibles en Ile-de-France ; que le ministre a exposé, dans les motifs de sa décision, que la forte mobilisation des forces de l’ordre pour lutter contre la menace terroriste ne saurait être détournée (…) pour répondre aux risques d’ordre public liés à de telles actions (…) ».

 

·  Des faits anciens, paroles contre paroles

 

TA Strasbourg, 19 janvier 2016, n°1600280, Monsieur S.,

Considérant qu’il résulte de l’instruction que le ministre de l’intérieur s’est fondé, pour prendre la décision d’assignation à résidence contestée, sur les éléments mentionnés dans une « note blanche » des services de renseignement et produite au débat contradictoire ; que ce document indique que Monsieur S. qui a été entendu le 24 octobre 2014, a reconnu avoir eu des velléité djihadistes, qu’il restait déterminé à défendre les musulmans sans vouloir tuer des innocents, qu’il avait été en contact via le réseau Facebook avec une personne, dénommée Z qui était à l’instigation d’un projet de départ vers la Syrie deux mois auparavant et que le requérant avait renoncé à l’accompagner notamment pour des raisons financières ; que cette note blanche précise que Monsieur S. a poursuivi postérieurement à son audition du 24 octobre 2014 des relations avec des individus liés à la mouvance djihadiste et cachait son engouement pour celle-ci ; qu’interrogé à la barre, Monsieur S. a reconnu qu’il avait été en relation avec le dénommé Z. jusqu’au mois d’octobre de 2014 ; que les explications sommaires apportées par le requérant au cours de l’audience sur la nature de ses relations avec cette personne ne permettent pas de remettre en cause les éléments qui sont relatés dans la note citée  ; que dans ces conditions, il eu égard à l’ensemble des éléments ainsi recueillis au cours des échanges écrits et oraux, il n’apparaît pas, en l’état de l’instruction, qu’en prononçant l’assignation à résidence de Monsieur S. au motif qu’il existait de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace grave pour la sécurité et l’ordre publics, le ministre de l’intérieur , qui a exercé son pouvoir d’appréciation, contrairement à ce que le requérant soutient, ait porté une atteinte grave et manifestement illégale à liberté d’aller et venir  ;

·      Qui peuvent donner lieu dans une même ordonnance à des appréciations contradictoires

CE 06/01/2016, nos 395620, 395621, Ministre de l’Intérieur c/ M.A…B,

Considérant 9 : «  Considérant (…) que même si les faits constatés dans son établissement remontent à 2013 et si certains éléments des notes blanches ne peuvent être repris dans la présente ordonnance en raison de leur imprécision, alors même que la perquisition administrative (…) n’a, à ce jour, rien révélé d’anormal, il n’apparaît pas cependant au vu de l’ensemble de ces éléments (…) que le ministre de l’intérieur, (…) ait porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ;

En revanche,

Considérant 12 : « Considérant, en second lieu, (…) que la cellule de Cannes Torcy a été démantelée et ses membres n’ont plus fréquenté l’établissement de M. A…B… depuis 2013 ; que, par suite, en se fondant sur la circonstance que se déroulerait  » selon toute vraisemblance  » dans cet établissement une activité de propagande et de prosélytisme, le préfet n’a pas justifié que l’ouverture du restaurant présenterait en novembre 2015 une menace grave pour la sécurité et l’ordre publics (…) ».


 

 

· Des relations sans rapport avec des actes de terrorisme

 

TA Grenoble 11/01/16, n°1507833, Mme X, Société B,

Considérant 4 : « Considérant (…) [que] le préfet n’a communiqué qu’une note non datée rédigée en termes généraux n’apportant pas de précisions significatives aux faits invoqués dans son mémoire en défense ; que s’il y invoque en particulier le fait qu’un des clients du B. a été interpellé à la frontière entre la Croatie et la Slovénie en possession d’armes de guerre et, plus généralement l’existence probable d’une collusion entre réseaux criminels et filières djihadistes dans l’agglomération annécienne, ces éléments ne permettent pas d’accréditer l’existence d’une menace liée au fonctionnement de l’établissement ;

 

 

Enfin, il est inquiétant de voir qu’outre les seules notes blanches, le ministère se contente, dans ses écritures en réponse, d’un simple copier-coller. Il justifie la pauvreté de ses arguments juridiques du fait de la circulation d’un article qu’il produit dans tous les contentieux et demande aux juridictions administratives de le prendre en considération dans ses décisions : un article intitulé « Les règles de sécurité du musulman », issu de la revue « Dar Al-Islam » n°5, publiée sur Internet par le « Centre médiatique AlHayat » relaie la propagande de l’organisation Daech.

Le Ministère affirme que du fait de cet article, « il [en] résulte que les personnes concernées limitent au maximum les signes extérieurs manifestant leur radicalisation et, à plus forte raison encore, l’existence d’un projet de départ. Par ailleurs, la menace à l’ordre public peut être constituée alors même que l’intéressé a des activités dormantes ou souterraines – dans le cas du terrorisme – n’a jamais été condamné, et présente toutes les apparences de la normalité  ».

Ainsi, que le mis en cause soit radicalisé ou non, il est présumé l’être soit par son comportement, soit par l’absence de comportement.

2.4 Rejet du débat contradictoire

 

Au nom de l’urgence, alors même que le statut des notes blanches fait peser la charge de la preuve exclusivement sur l’administré, l’administration est dispensée de tout débat préalable contradictoire avant adoption de la mesure contestée en vertu des dispositions de la loi du 12 avril 2000 reprises dans le code des relations entre le public et l’administration.

TA Lyon, 29 janvier 2016, n°1510737,

Considérant 5 : « Considérant (…) que le principe général du respect des droits de la défense ne s’applique pas, sauf texte contraire, à une mesure de police administrative, laquelle revêt un caractère préventif sans constituer une sanction ; qu’en vertu de l’article 1er de la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 susvisée, les décisions qui restreignent l’exercice des libertés publiques ou constituent une mesure de police doivent être motivées, et qu’aux termes de l’article 24 de ladite loi n° 2000-321 : « Les décisions individuelles qui doivent être motivées (…) n’interviennent qu’après que la personne intéressée a été mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales. (…) Les dispositions de l’alinéa précédent ne sont pas applicables : 1° En cas d’urgence ou de circonstances exceptionnelles (…) » ; que la décision attaquée ayant été prise dans le cadre exceptionnel de l’état d’urgence, le ministre de l’intérieur n’avait pas à faire précéder sa décision d’un débat contradictoire avec l’intéressé  ».

Nous estimons pour notre part que, si l’urgence empêche l’administration dans ses obligations du respect du contradictoire, le juge administratif devrait combler cette carence et exercer un contrôle approfondi en assumant pleinement son rôle instructeur, par des mesures d’instructions, conformément aux dispositions du code de justice administrative.

 

II. PROPOSITIONS

 

La lutte contre le terrorisme et le secret défense ne sauraient légitimer l’absence de débat contradictoire, le défaut de preuve et l’inégalité des armes.

 

Le principe de l’égalité des armes « implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause y compris ses preuves dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire  » (CEDH, 27oct. 1993, Dombo Beheer B.V. c/ Pays Bas, n°14448/88,§33 ; voir également :16 juin 2005, Storck c/Allemagne, n° 61603/00, § 161).

Il nous semble que ce contentieux qui a incontestablement trait à la liberté doit revenir naturellement au juge judiciaire non parce qu’il est plus compétent que le juge administratif, mais simplement en raison du statut de la preuve en droit civil et en droit pénal et de l’applicabilité des dispositions de l’article de la CEDH. En effet la lutte contre le terrorisme et le secret défense n’ont jamais empêché le juge et la personne jugée d’avoir accès aux pièces du dossier lesquelles, même sous couvert d’anonymat des sources, sont circonstanciées et détaillées.

Si la compétence du juge administratif doit être maintenue elle ne peut l’être que sous réserve qu’il y ait dans la loi une obligation de débat contradictoire préalable à toute mesure administrative prise par l’administration comme cela est déjà prévu dans l’article 21 du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, mais exclusivement réservée aux personnes de retour sur le territoire national.

De surcroît, si le juge administratif reste compétent, il devra exercer ses pouvoirs, de manière collégiale et non en juge unique, un contrôle entier et réclamer de l’administration qu’elle délivre des informations suffisamment précises et tangibles pour que puisse s’effectuer un contrôle effectif de son action.

En outre il sera sans doute nécessaire, pour le juge administratif d’user de ses pouvoirs d’instruction à l’encontre de l’administration pour compléter, ou préciser, le contenu des « notes blanches ».

 

Enfin, il doit également être prévu, à l’instar du recours contre le refus d’acte en droit pénal, la possibilité pour le requérant d’exercer un recours contre la décision du juge administratif de refuser d’user de ses pouvoirs d’instruction.

[1]Réflexions sur les décisions du Conseil d’Etat du 11 décembre 2015 Domenjoud et autres : le juge administratif, garant effectif des libertés fondamentales sous l’empire de l’état d’urgence ? http ://www.blogdroitadministratif.net/index.php/2016/01/05/348-reflexions-sur-les-decisions-du-conseil-detat-du-11-decembre-2015-domenjoud-et-autres-le-juge-administratif-garant-effectif-des-libertes-fondamentales-sous-lempire-de-letat-durgence

[2] CE 11.10.1991 Min de l’Intérieur C/DIOURI, CE 3 mars 2003 Rakhimow ,CE

[3] Human Rights Watch rapport Juin 2007 sur « Au nom de la prévention des garanties insuffisantes concernant l’éloignement par des raisons de sécurité nationale ».

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