PUBLIÉ LE 27 août 2014

Dans le débat sur la réforme du financement de l’aide juridique apparaît, aux côtés des propositions de taxation des actes juridiques soumis à enregistrement et des contrats de protection juridique, la question de la taxation du chiffre d’affaire ou du revenu des avocats et plus généralement des professionnels du droit et du chiffre.

La focale particulière mise sur cette idée de taxation des professionnels constitue pourtant une forme de détournement du problème tel qu’il a  été posé par la profession d’avocat, sous l’impulsion des syndicats et repris majoritairement par sa seule représentation nationale, le CNB.

Rappelons le, les avocats demandent à minima un doublement du budget de l’aide juridique afin non seulement de permettre une indemnisation décente des avocats qui assurent ces missions mais aussi pour les citoyens qui n’ont pas aujourd’hui accès au droit et à la justice, dans des champs du droit mal ou non couverts par l’AJ, d’assurer cet accès à part entière et égale.

Le premier temps de la discussion est donc le financement des missions et les modalités de ce financement et le second temps l’organisation de cet accès au droit sur lequel la profession doit se positionner à l’image de ce qu’à fait le SAF par sa proposition de mise en place de groupes de défense et de conseil.

Partant de la nécessité du financement et constatant que  les pouvoirs politiques de tous bords objectaient les contraintes budgétaires de l’Etat, la profession que l’on dit divisée, a accepté dans sa grande majorité l’idée d’un financement complémentaire et à certaines conditions. Cette idée de financement complémentaire n’est d’ailleurs pas unanimement acceptée par la profession, certains alertant sur le fait que discuter de financements complémentaires au budget de l’Etat nous amènerait à assumer les contraintes de la pénurie.

Mais il n’était pour autant pas question de décharger l’Etat de son obligation d’assumer, dans le cadre de la solidarité nationale, le financement de cette mission d’accès au service public de la justice.

Or, l’idée d’une taxation des professionnels pour financer partiellement les missions dont la collectivité leur en confie le soin s’inscrit dans ce recul de la participation de l’Etat. Elle constitue surtout une double erreur :

– Dans la conception de la solidarité telle que la gauche a pu la porter,

– Dans l’objectif de la réforme demandée par la profession d’avocats.

1/ Une transgression dans la conception de la solidarité

Outre la multiplication des sources de financement complémentaire, la proposition de taxation de la profession est justifiée par l’idée que, au sein de la profession des avocats, tous n’assumeraient pas la charge des missions de l’aide juridique et notamment la charge financière de ces missions mal indemnisées. Il s’agirait dès lors, par cette taxation, d’organiser une solidarité entre les avocats, profession considérée comme multiple et fracturée.

Cette justification est pourtant en total décalage avec la construction en France des politiques de solidarité, professionnelle ou nationale, y compris pour les avocats et leurs clients.

1.1 Une précédent dans le financement des politiques de solidarité

La justification d’une taxation par un constat d’une profession divisée est particulièrement décalée venant d’un gouvernement socialiste. Elle installe l’idée qu’une profession, parce qu’elle serait riche ou ne serait pas solidaire, devrait en partie assumer la charge du financement de l’accès des pauvres à une prestation sociale. En cela, elle constitue un recul de plusieurs dizaines d’années dans ce que la France a construit, souvent sous l’impulsion de la gauche et des mouvements sociaux, en matière de politiques sociales, d’accès à la santé, au logement, à la culture et de façon plus restreinte, à la justice.

Il s’agit là sans doute d’une erreur fondamentale : sous couvert d’une solidarité entre d’une part les avocats riches et rentables et d’autre part les avocats volontaires et sociaux, la taxation crée une véritable brèche dans une construction historique de la solidarité en France depuis le 19° siècle.

Pour résumer à gros trait la construction de cette solidarité, le point départ est celui d’une charité compassionnelle où ceux qui peuvent et qui veulent, donnent et agissent pour ceux qui souffrent, sur la foi de bons sentiments en général religieux.

Face à l’augmentation des risques et des besoins d’une société qui s’industrialise, se développent alors deux constructions distinctes de la solidarité :

– l’une des risques, organisée d’abord entre ceux qui souffrent, parfois avec l’aide des possédants, c’est notamment la mutualité et la prévoyance, mais qui donne naissance à une solidarité plus large par l’assurance obligatoire des risques (l’assurance maladie, les accidents du travail, l’assurance obligatoire des VTM…)

– l’autre organisée par les pouvoirs publics soit entre ceux qui utilisent le service (des tarifs différenciés entre usagers) soit nationale, en finançant cette solidarité par l’impôt ; l’accès à l’éducation repose sur cette forme de solidarité.

Cette construction n’est évidemment pas linéaire et dépend de chaque domaine de solidarité. Mais elle a permis de dégager les formes de financement de la solidarité : soit par un financement de prévoyance des risques, par cotisation sociale ou d’assurance, assumée par les bénéficiaires, soit par un financement de solidarité nationale ou territoriale assumée par l’ensemble des contribuables et parfois complétée par une péréquation de coût par les usagers d’un service public.

Mais il n’existe pas de politique de solidarité pour laquelle on demande à une profession en charge d’assurer sa mise en place d’avoir à en assumer une partie de la charge financière. Au contraire, les acteurs de cette solidarité bénéficient en général d’avantages supplémentaires :

– Les travailleurs sociaux disposent d’une des conventions collectives la plus favorable en matière de temps de travail (par les récupérations par exemple) et de rémunération

– La CMU a été financée en partie par les assureurs santé mais non par les médecins, ces derniers percevant des sur-rémunérations dès qu’il s’agit d’améliorer le service public (aide à l’équipement des cabinets dans le cadre du programme VITALE par exemple)

– Les fonctionnaires bénéficient de primes lorsqu’ils sont affectés à des territoires socialement difficiles

Dès lors, faire participer la profession d’avocat au financement de l’accès au droit constitue une première, peut-être un précédent.

1.2 Une régression pour la profession d’avocats

Concernant la profession d’avocats, nous retrouvons bien les deux axes de solidarité, celle des risques professionnels et celle de la solidarité nationale.

La solidarité professionnelle dans la protection des risques à laquelle est soumise la profession existe par les cotisations d’assurance responsabilité professionnelle, la prévoyance et bien évidemment les cotisations sociales, de Sécurité sociale et de retraite. Précisons à toutes fins utiles que la profession participe à la solidarité entre les régimes professionnels de retraite, celui des avocats étant encore bénéficiaire.

En matière de solidarité au sein de la profession, il existe sans aucun doute des pistes d’amélioration, par exemple de la prise en charge du risque maladie ou de la perte temporaire d’activité pour des raisons économiques (perte de collaboration, redressement,…). Une discussion sur une forme de solidarité entre les avocats qui assurent les missions d’aide juridique et les autres est également envisageable. Elle existe d’ailleurs dans de nombreux barreaux par l’amélioration des conditions de travail de ceux qui assurent les missions d’AJ (accès libre aux bases de données, moyens matériels donnés aux permanences… Financés par des cotisations ordinales).

Mais ces solidarités n’ont pas pour vocation à prendre en charge le financement de l’aide juridique.

En la matière, le point de départ de l’accès au droit des plus pauvres reposait également sur une forme de charité. Avant la loi du 22 janvier 1851 sur l’assistance judiciaire, la seule charge de l’accès à la justice des indigents était assurée par les avocats et le pro bono. La construction d’une prise en charge par la solidarité nationale s’est ensuite consolidée au fil des législations successives (22 janvier 1851, 3 janvier 1972 et 10 juillet 1991), ces lois faisant véritablement entrer dans le champ de la solidarité nationale la question de l’accès des pauvres à la justice.

La couverture obligatoire des risques juridiques par les citoyens eux même reste ici limitée (certains risques professionnels, les risques des VTM notamment) et c’est peut-être une piste à interroger face au désengagement de l’Etat.

Mais, sans renvoyer totalement vers une charité professionnelle et le pro bono, la taxation d’une profession pour assumer une partie de la charge financière d’une politique publique de solidarité est en cela un recul évident dans le financement de la solidarité, une régression sociale.

En outre, l’objet de la réforme du financement de l’aide juridique n’est pas la solidarité au sein de la profession, sauf à démontrer que la non participation de certains avocats aux missions d’AJ serait la cause de la faible rémunération des avocats qui assument les missions d’AJ.

2/ Un détournement de l’objectif de la réforme

L’objectif premier de la réforme n’est pas de mieux répartir les missions d’aide juridictionnelle entre les avocats, d’inciter les avocats à en faire plus ou au contraire de limiter le nombre de missions d’une politique que l’on jugerait inflationniste.

L’objectif de cette réforme souhaitée par les avocats est d’abord de mieux rémunérer les missions effectuées à l’aide juridictionnelle, de couvrir de nouveaux champs du droit et, dans un second temps, de mieux organiser la prise en charge des justiciables. La meilleure rémunération et l’exercice de nouvelles missions passent nécessairement par une augmentation du budget affecté à l’AJ.

Or, la taxation du revenu des professionnels est contraire à cet objectif dans son fondement comme dans son rendement.

2.1 Une taxation non conforme aux règles des finances publiques.

Une taxation des professionnels du droit (et le cas échéant du chiffre telle que les discussions le laissent entendre à ce stade), crée une inégalité devant l’impôt.

En la matière, celle-ci n’est possible qu’en fonction de l’objectif recherché par la mesure. La jurisprudence est claire sur ce point : une exonération n’est possible qu’en rapport à la recherche d’un comportement vertueux. Une pénalisation pour limiter certaines pratiques.

Une taxe indifférenciée sur l’ensemble d’une profession n’entre pas dans ce schéma et le Conseil constitutionnel l’a déjà censurée : (Cons. const., 18 déc. 1998, déc. n° 98-404 DC : Journal Officiel 27 Décembre 1998) « en mettant à la charge de tous les médecins conventionnés, généralistes et spécialistes, une contribution assise sur leurs revenus professionnels, et ce, quel qu’ait été leur comportement individuel en matière d’honoraires et de prescription, le législateur n’a pas fondé son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l’objectif de modération des dépenses médicales« .

Dès lors, s’il s’agit de taxer les professions du droit et du chiffre, ce devrait être pour favoriser ceux qui assurent des missions d’AJ en les exonérant de certaines taxes ou pénaliser ceux qui n’en font pas en les taxant particulièrement. Dans ce cas, l’objectif de la mesure n’est plus le financement de l’aide juridique mais bel et bien la sanction d’un comportement c’est à dire l’absence de solidarité au sein d’une profession.

En outre, s’il s’agit de pénaliser les avocats qui n’exercent pas à l’AJ, cela implique que l’exercice à l’AJ deviennent une obligation : soit qu’un avocat ne puisse pas refuser une mission à l’AJ (comme c’est le cas pour les médecins avec la CMU), soit qu’il doive en assumer un quota. Si l’on pousse la démarche à son terme, chaque avocat devrait ainsi assumer 15 à 20 missions à l’AJ par an, ni plus, ni moins.

C’est pour cette raison que la taxation des professionnels constitue une erreur sur l’objectif de la demande des avocats, le doublement du budget de l’AJ pour mieux les rémunérer et faciliter l’accès des justiciables au droit en augmentant les missions sur les champs non couverts; non l’organisation d’une solidarité au sein de la profession.

Il y a là un mélange des causes et conséquences, la cause du problème étant le financement, la conséquence directe, l’absence de rémunération digne qui relègue la charge des missions à l’AJ à ceux qui ne font pas de leur profession qu’une simple question de rentabilité (ou qui n’ont pas le choix économique de choisir leurs clients).

2.2 Une taxation sans rendement

La taxation des professions juridiques et du chiffre doit, dans l’objectif d’augmentation du budget, être confrontée à son rendement. C’est ce que rappelaient d’ailleurs les conseillers du Premier ministre lors de la rencontre avec les représentants de la profession à la suite de la manifestation de 7 juillet 2014. Or, si l’on prend la seule proposition aujourd’hui sur la table, celle du rapport CARRE PIERRAT, le rendement de cette taxe permettrait tout au plus de rapporter 17 millions d’euros (à considérer que les 56 000 avocats disposent d’un revenu personnel et annuel supérieur à 120 000 euros et paient donc tous 300 euros ; alors que d’après le rapport de l’IGF, le revenu mensuel moyen des avocats est de 3.270 euros !)

Dès lors, il apparaît clair que cette taxe n’est pas en mesure de permettre une augmentation substantielle du budget de l’aide juridique et que, pour être suffisante, elle devra taxer l’ensemble des professions du droit et du chiffre et dans des proportions largement supérieure à 300 euros pour les plus aisés.

E outre, une telle taxation ne permettrait que d’assurer le financement des nouvelles missions imposées par l’application des directives européennes ou par la hausse tendancielle du budget de l’AJ. En guise de réforme, il n’y aurait que des rustines.

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Si le contexte budgétaire actuel ne permet pas d’espérer une révolution budgétaire en matière d’accès au droit et à la justice, la majorité issue des urnes en 2012 laissait penser qu’elle poserait les bases d’une réforme de l’aide juridique ouvrant le champ des possibles. En l’état des discussions et de la focale donnée à la taxation des professionnels du droit et du chiffre, la réforme en cours marque une perte des fondamentaux dans la construction d’une société solidaire.

Août 2014

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